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Grand format
Inédit
Tout public
Traduit de l'anglais par Isabelle Maillet
Paris : Le Seuil, septembre 2018
450 p. ; 22 x 15 cm
ISBN 978-2-02-137062-1
Coll. "Cadre noir"
Pourriture mouvante
Le titre français de ce roman de Benjamin Myers évoque l'idée d'un univers qui va vers sa disparition, qui peu à peu perd ses caractéristiques pour sombrer et, effectivement, Dégradation plonge vers cela : petit à petit, une bande d'amis d'un village, par cupidité, par goût du pouvoir, s'est enfermée dans des manœuvres sanglantes, organisant des partouzes dans une boite à sexe du coin, n'hésitant pas à torturer pour assouvir des fantasmes ultimes, à se filmer pour en faire commerce. L'un des habitants du village, un solitaire, qui vit seul dans une ferme croulante de la montagne, laissant son troupeau mourir, a découvert que sa sexualité nécessitait de tuer ses amoureuses, et il a été recruté par la bande pour nettoyer les cadavres en les donnant à ses cochons. Mais la dégradation, c'est aussi, en même temps, celle de ce système mafieux. Les grands chefs (dont on ne saura rien, mis à part les meurtres pour effacer les pistes de leur homme de main) ont changé leurs fusils d'épaule : ils ont fermé la boîte de nuit et prospectent de nouvelles terres criminelles, financièrement plus intéressantes, laissant les notables "bouseux" continuer leurs petites affaires, mais surveillant le tout pour que personnne ne parle. Ce système pourrait d'ailleurs continuer par inertie, mais c'est sans compter sur l'un des habitants du village, un notable qui ne voulait pas collaborer avec le système précité. Pour qu'il reste taiseux, la pression est de plus en plus forte et sa fille disparaît. Dans la lande. Le titre anglais, lui, est à double sens : s'il a aussi cette connotation de dégradation, et ce "Turning Blue" fait sans doute référence à la façon dont nous allons suivre la décomposition du corps de la jeune femme, il sert aussi à définir la façon dont les personnages s'enfoncent dans leur désespoir. C'est le cas du tueur qui compose avec une enfance plus que difficile et une vie glauque, sans grand espoir. Ce sera aussi le cas de deux enquêteurs qui viennent pour travailler sur la disparition et qui cachent leurs propres failles (ils boivent beaucoup et sont homosexuels mais ne sont pas prêts à faire leur coming out). L'un d'eux est un policier dans une unité spéciale, obnubilé par son métier et l'échec possible. L'autre un journaliste qui a quitté la grande ville pour cette zone campagnarde où il rêve de briller. Mais leurs espoirs se brisent souvent face à la réalité particulièrement glauque du monde...
On pourrait penser à un roman de James Ellroy pour ce côté désespéré et cette capacité à nous faire partager les pensées des criminels et la noirceur de l'âme humaine (des scènes réalistes et noires justement dans la boîte où tournent des âmes en peine sexuelle, entre autres). Mais, ici, nous sommes dans une petite communauté rurale, du nord de l'Angleterre, et les tueurs vivent dans des taudis au milieu des poules qui picorent dans leurs soupières et qu'ils égorgent au bord de la table lorsqu'ils ont faim. L'ensemble des passages où justement apparaît le fermier assassin et équarisseur, amoureux fou des femmes qu'il tue et regarde se décomposer, est raconté avec force et violence, et avec une certaine forme d'empathie qui rend le texte encore plus charmeur et désespérant, bluesy, comme un monde qui se décompose, un univers qui attend un grand coup de pluie, une inondation qui nettoierait tout. Bref Dégradation, de Benjamin Myers, est l'un des ouvrages polars qui honore la bibliothèque dans laquelle il se trouve.
Citation
Je dis qu'à ce stade le mieux que vous pouvez espérer c'est qu'elle soit en ce moment même victime d'une tournante dans un squat au fond d'une cité. Si vous avez de la chance elle débarquera boitillante et en sang dans un poste de police pour le nouvel an. C'est le scénario le plus optimiste.