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J'ai épousé une ombre
, octobre 1999
252 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-07-041031-5
Coll. "Policier", 115
Chronique
L'intrigue de ce très bon roman de William Irish débute dans un train bondé au départ de New York avec la rencontre hasardeuse entre une femme qui n'a plus que 17 cents en poche et un couple de la grande bourgeoisie américaine qui s'est marié en Europe et qui revient vivre dans la famille de l'homme. Les deux femmes sont enceintes. La première, Helen, a été trahie par Georgesson, l'homme qui l'a mise enceinte. La seconde, Patricia, ne connait pas encore sa belle-famille (Grace et Donald Hazzard, leur cadet Bill). Elles sympathisent et se retrouvent à faire leurs toilettes ensemble au moment de l'accident du train. Pour une raison pratique, Helen a mis l'anneau de Patricia à son doigt. Le couple figure parmi les victimes et Helen se retrouve à l'hôpital sous sa nouvelle identité avec un enfant né dans l'intervalle. William Irish s'attarde quelques pages sur la crise de conscience d'Helen devenue Patricia qui souhaite le meilleur pour son fils. L'auteur a déjà posé les jalons bienveillants de sa personnalité. C'est une personne qui n'est absolument pas calculatrice, mais à la fois désespérée et volontaire, ce qui en fait une héroïne que l'on apprécie. Elle a des valeurs morales qu'elle va transgresser, mais elle va également faire en sorte de payer sa dette envers sa nouvelle belle-famille. L'arrivée dans son nouveau chez elle se fait dans une atmosphère délicate. La famille est heureuse de l'accueillir mais elle sort d'un drame : la perte de l'aîné de ses deux fils. L'installation se fait donc sous haute tension, Helen/Patricia craignant à juste titre de se trahir. Quelques années passent et l'atmosphère se détend. C'est à ce moment qu'elle commence à recevoir des lettres anonymes sur le type "Qui êtes-vous ?", et qu'elle tombe amoureuse du cadet de la famille (Bill, qui nourrit semble-t-il les mêmes sentiments ainsi que des doutes sur son identité). Georgesson, le maître chanteur débarque à nouveau avec fracas dans sa vie. Il y voit l'occasion rêvée de faire main-basse sur une partie de l'héritage des Hazzard. Il va donc forcer Helen/Patricia à se marier avec lui. La jeune femme, à nouveau sous la coupe d'un homme terrible, à la fois vil et bas, joueur professionnel et invétéré, qui ne veut aucunement que la stabilité des Hazzard mais aussi la sienne ne soit ébranlée, va donc concevoir son assassinat. Mais quelqu'un l'a précédée dans ce projet... Construit sur la forme d'un long flashback, le roman se place sous l'empreinte du doute. Dès le début, on sait qu'Helen et Bill se sont mariés. Mais on sait également qu'ils ne savent pas qui a commis le meurtre de Georgesson, chacun nourrissant des doutes à l'encontre de l'autre (il y aura d'autres suspects). L'intrigue qui se déroule par la suite va s'efforcer d'instiller de nouveaux doutes. William Irish excelle dans la dramaturgie, et certains passages sont une longue mise en haleine éblouissante (l'achat du stylo, le mariage forcé, l'entrée dans l'appartement de Georgesson, la recherche du pistolet dans la bibliothèque des Hazzard). Maître du suspense, William Irish se complait à brouiller naturellement des cartes battues par un hasard (l'homonymie n'en est pas un) joueur. La situation finit de manière inextricable parce qu'elle commence de manière éminemment complexe avec des éléments extérieurs indépendants des personnages. J'ai épousé une ombre est un grand roman classique sur fond de suspense et de psychologie, qui balade un fatum de-ci de-là avec beaucoup de cruauté, comme si le destin ne pouvait accepter qu'une personne de basse caste puisse profiter des bienfaits d'une famille en tous points généreuse. Peut-être parce que ses personnages ont ce que la société a oublié de nos jours, une conscience. Le roman est un pur chef d'œuvre qui nécessiterait une nouvelle traduction.
Citation
Ce fut comme l'effondrement d'une digue. Elle n'avait pas su quelle forme prendrait cet effondrement. Des larmes, s'était-elle dit vaguement. Ou bien des accès de rire aigu, hystérique. Mais elle ne pleura pas et n'éclata pas de rire. Ce fut la colère qui l'emporta, un paroxysme de rage aveugle, stupéfiante, impuissante.