Contenu
Poche
Réédition
Tout public
Traduit de l'anglais par Marie-Thérèse Weal
Paris : Le Masque, juin 2019
268 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-7024-4926-4
Coll. "Le Masque poche"
Mère naufragée au foyer
Qui connait encore Celia Fremlin ? L'auteure anglaise (1914-2009) a pourtant été réputée pour ses romans policiers outre-Manche. Une grosse quinzaine de récits policiers et deux autres plus sociaux pour seulement trois traductions en France. L'Heure bleue, paru en 1958, est de la veine policière, bien évidemment, mais le roman a quelque chose de plus lié au talent et à l'œil acéré de Celia Fremlin sur la société dans laquelle elle évolue. C'est avant tout un thriller domestique féministe qui interroge sur le rôle de la femme, sur la maternité et sur certaines obsessions.
L'histoire se déroule au sein d'une famille de la petite bourgeoisie anglaise en périphérie urbaine. Une sorte de petit lotissement avec ses maisons les unes sur les autres, et où tout le monde sait tout de tout le monde sans pour autant avoir besoin d'épier son voisin (ce qui n'exclue pas deux voisines avides de commérages). Louise, la femme au cœur de l'intrigue, est mère de trois enfants (deux jeunes filles et un bébé). Un peu débordée par les événements (son mari travaille ce qui semble l'exonérer de tous travaux domestiques), elle est harassée de sommeil et a tendance à faire les choses mal et dans le désordre (il lui faudrait une quinzaine d'heures de sommeil non-stop pour y voir un peu plus clair). On peut ajouter qu'elle est facilement manipulable et qu'elle peut se faire avoir malgré une certaine expérience (quand elle téléphone à une voisine afin qu'elle s'occupe de ses enfants, elle se retrouve le plus souvent avec les enfants de la voisine). Au début du roman, le couple loue une chambre vacante à miss Brandon, une professeure de collège très calée dans les lettres classiques grecques et passionnée par le personnage de Médée. Le problème temporaire c'est Michael, le bébé du couple, qui boit encore au sein de sa mère (ce qui n'est pas grave) et qui pleure énormément surtout la nuit (ce qui est dérangeant même pour la voisine qui frappe au mur). Aussi Louise passe-t-elle ses nuits avec le bébé dans l'arrière-cuisine pour ne pas déranger et son mari et miss Brandon. Peu à peu, l'atmosphère devient oppressante, presque gothique. Une ombre maléfique semble avoir envahi la maison. Louise ne sait quoi exactement d'autant plus qu'elle commence à douter de ses propres actions (elle tombe littéralement de sommeil et n'est plus sure des actes qu'elle a commis). Quelques éléments ne vont pas tarder à l'alerter : elle est en danger. Et ce danger se nomme miss Brandon. La solution viendra de la rencontre d'amis de longue date, d'un enfant étrangement curieux, et de la rébellion de Louise chez qui s'éveille par-delà la terrible fatigue une conscience sociale et une envie de survie.
Celia Fremlin a eu l'idée de la trame de ce roman au moment de la naissance de l'un de ses trois enfants (comme la narratrice et comme une autre femme dudit roman). Elle y met toutes les peurs (ir)rationnelles liées à la maternité. Elle décrit avec soin la psyché de son héroïne, mais c'est bien dans la psychologie de son personnage "malfaisant" qu'elle excelle. On se doit de mettre des guillemets car ce personnage n'est surement pas malfaisant dans la tête de Celia Fremlin. C'est un personnage malade qui a été meurtri dans ses sentiments et dans sa chair, et qui veut adapter les faits à sa réalité (peut-être une première du genre dans le genre...). L'intrigue avance tout doucement. Le lecteur suit le quotidien de Louise avec empathie et (normalement) un sentiment de révolte. Quelques événements qui pourraient tourner au tragique viennent s'immiscer dans cette trame somme toute banale. C'est bien miss Brandon qui apporte une touche extraordinaire (malgré des motivations qui se révèleront ordinaires quoique implacables pour le récit). L'Heure bleue (le titre anglais est plus évocateur) est le thriller domestique par excellence avec un élément extérieur qui vient mettre en danger l'équilibre d'une famille ordinaire. Avec cette touche de l'auteure qui lui donne un petit plus indéniable. L'ouvrage vient d'être réédité au Masque, avec une couverture modernisée. Moderne, le roman l'est toujours. Il conviendrait de poursuivre l'exploration de l'œuvre de cette auteure particulièrement intéressante.
Citation
Un instant, elle eut l'impression que l'ombre tremblait... se divisait en deux têtes, énormes, invraisemblables ; puis ce fut de nouveau une seule tête, balayant de façon insensée toute la longueur du plafond et disparaissant comme Louise ressortait à l'autre extrémité de la pièce.