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Inédit
Tout public
Traduit du coréen par Lise Charrin, Kyungran Choi
Paris : Matin calme, janvier 2020
476 p. ; 23 x 16 cm
ISBN 978-2-491290-00-9
Pour Père Sohn le glas
Voilà un étonnant roman de gangsters à la sauce coréenne. L'action se déroule à Guam, un quartier portuaire de Busan, au début des années 1990. On y fait la connaissance de Huisu, le fils spirituel de Père Sohn, qui a su au fil des années tel un joueur de go averti tisser des liens avec les autres membres de la pègre pour se partager un marché qui, s'il n'est pas toujours juteux, rapporte quand même. Père Sohn pourrait même passer pour un humaniste avec ses façons d'éviter les problèmes, mais ce serait oublier qu'on ne devient pas un chef de la mafia sans cruauté inflexible. Le personnage central, c'est Huisu. Un lieutenant sans le sou, aux abois car devant de l'argent à un prêteur sur gages. Son apparition décontenance un petit peu. Les rapports avec les autres mafieux sont loin de ceux que l'on imagine. Huisu tient un langage châtié et il a la torgnole sur le crâne facile. C'est donc le fils spirituel de Père Sohn, mais pas son fils naturel. C'est pourquoi il ne se fait aucune illusion : s'il gère actuellement le Mallijang, un hôtel pour touristes avec vue sur la plage, et détient quelques droits, demain il ne sera plus rien. Et puis il y a Insuk, l'amour de jeunesse, qui a préféré par fierté et par obligation envers ses frères et sœurs se prostituer, et qui tient aujourd'hui un bar de nuit.
On suit pas à pas, parfois à marche forcée, les déambulations extérieures de Huisu dans Guam, et celles plus introspectives de son cerveau dostoïevskien. Pendant ce temps, même s'il mettra du temps à le comprendre, une terrible guerre de succession fait rage, et qui apportera dans Guam son lot de violence inattendue : ici, on est habitué à des rixes au couteau pour blesser, mais surtout pas pour tuer, et la mort va faire son apparition terrible.
C'est bien ce contraste entre un début à la limite du primesautier et un point de bascule (comme les aime Michael Cimino) qui nous plonge dans la noirceur froide de la mafia, qui interpelle. Huisu nous insupporte au début avec ses manières et sa gueule de petite frappe ratée. Petit à petit, à mesure qu'on le côtoie, il nous adopte. Surtout, ses relations avec Insuk et Père Sohn nous le rendent très attachant, et l'on tremble pour lui (on craint qu'il ne finisse dans une déchiqueteuse, ce qui manquera lui arriver de très peu à divers moments du roman). Mais ce qui fait le plus froid dans le dos (un peu comme dans L'Espion qui venait du froid, de John Le Carré, ou The Human Factor, de Graham Greene), c'est bien le machiavélisme utilisé par un puissant chef de gang pour ourdir un plan complexe pour asseoir sa supériorité sur Guam. Le roman est miné par les trahisons en tous genres. Même Huisu quelque part trahira Insuk, laissant à Père Sohn l'étendard d'une certaine morale, voire éthique. Père Sohn qui n'est pas sans rappeler le grand-père de Quatre générations sous un même toit, de Lao She, garant de l'immuabilité des traditions et des repères.
Kim Un-sun, découvert aux éditions de l'Aube avec Les Planificateurs, nous offre ici un roman implacable, brillant et fataliste à souhait, avec des personnages tiraillées comme jamais (avec une psychologie magistralement dépeinte) et perdus au cœur d'une lutte implacable dont ils ne pourront sortir que perdants. Surtout, il maîtrise à la fois le style et la teneur de son intrigue. Et ça fait froid dans le dos !
Citation
Dans les affaires, il faut savoir mettre son orgueil de côté. Après l'été, quand on aura repris notre souffle, on y repensera. On pourra soit discuter avec Chef Gu pour envoyer Yongkang en prison, soit régler cette histoire nous-mêmes. Là, ce n'est pas le moment. Et puis je préfère attendre de voir ce que Yongkang a en tête.