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Inédit
Tout public
Du piment dans les pigments
Point n'est besoin d'un séisme de magnitude 10 pour que la face du monde se crispe : l'effacement d'un sourire peut y suffire. Mais quel sourire ! Celui de La Joconde ! Le phénomène a été repéré par une jeune conférencière, Lucie Bergeaud, tandis qu'elle commentait le fameux portrait devant une petite troupe de visiteurs. Après que plusieurs de ses collègues, puis le directeur du département des peintures, et enfin le président du Louvre y eurent regardé à deux fois, il fallut bien se rendre à l'évidence : "Les commissures de ses lèvres se sont légèrement affaissées" ! Mona Lisa a cessé de sourire...
Sans attendre que des examens approfondis soient effectués en urgence par le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France) afin d'évaluer l'étendue de l'altération et d'en déterminer si possible les causes, le ministère de l'Intérieur se met de la partie et charge le commandant Bruno Gorce de mener l'enquête. Qui pense immédiatement à un trafic : sans doute un faussaire a-t-il accroché une copie au sourire éteint après avoir subtilisé l'original pour le compte d'un collectionneur. Mais de nouveaux éléments l'amènent à réviser son hypothèse. D'autres œuvres s'avèrent frappées d'infimes altérations – de légers éclaircissements par exemple. Et toutes sont passées, comme La Joconde à l'occasion d'une vaste campagne d'investigation et de restauration, par l'atelier de Claes Merrinck, un restaurateur de renommée mondiale attaché au C2RMF. Se pourrait-il que, profitant de ses travaux, il ait substitué des copies de son cru aux originaux ? Ou, pire, modifié directement le médium d'origine ? Il est vrai que Merrinck traîne quelques casseroles contractées en début de carrière, à Delft – des restaurations commanditées par des collectionneurs privés, un décès suspect survenu dans son atelier...
Et puis il est le protégé de Pierre Longueville, le très-charismatique président du Louvre dont les positions concernant les relations entre les œuvres et les spectateurs sont loin de faire l'unanimité. Celui-ci, d'ailleurs, s'intéresse autant, sinon plus qu'à la Joconde devenue triste, à un jeune couple qui vient régulièrement visiter La Belle Ferronnière : Azor le photographe qui vient de publier un livre sur l'art du portrait chez Léonard de Vinci, et Séléna, ingénieur en résistance des matériaux, impliquée dans la mission que le Louvre a confiée à la société qui l'emploie : réaliser un nouvel équipement de protection pour La Joconde, une "vitre ultrafine permettant une meilleure osmose entre la Toscane et son public". Deux jeunes gens d'une beauté radieuse, liés par un amour puissant qui pourtant semble menacé par l'étrange et délétère attirance d'Azor pour cette Belle Ferronnière.
Pour ne rien arranger, de profondes rivalités séparent ceux qui devraient unir leurs compétences pour élucider le mystère : le ministre Renaud Freysse exècre Pierre Longueville que détestent Marine Callazel, la directrice du service des musées de France, et Giovanni Spazzolo, directeur du département des peintures au Louvre... Le sourire effacé exacerbe les inimitiés larvées et suscite de profonds questionnements sur l'impact qu'ont les œuvres d'art sur ceux qui les regardent. La métaphysique s'invite… et dans les grandes largeurs.
Ce long synopsis suffit à dire combien est riche le "fond". À son service : une "forme" jubilatoire. La construction est admirable, qui fait progresser le récit à la fois au gré des découvertes propres à élucider le mystère et de l'évolution des relations entre les personnages. Elle témoigne en outre de cette parfaite maîtrise du suspense déjà perceptible dans Les Fleurs jumelles. Ainsi retrouve-t-on dès les premières pages cet art de suspendre la levée des voiles... Entre le "brouhaha" qui, en clôture du chapitre inaugural, marque l'intrusion de l'événement, et les bribes de dialogue grâce à quoi on comprend petit à petit ce qui bouleverse, pas moins de sept pages qui tout en digressant maintiennent l'attention sur le point crucial quoique encore tu. Des personnages sont campés, des considérations esthétiques s'énoncent… l'attente est savamment meublée jusqu'à ce que soit mentionnée "l'altération" subie par La Joconde.
Un savoir-conter de premier ordre, épaulé par une écriture elle aussi de grande qualité. L'un de ses grands mérites est de rendre clairs et passionnants des développements complexes : on pénètre sans peine la fabrication des couleurs, le maniement des pigments et des liants, les techniques dernier cri pour examiner et restaurer les peintures... Une même limpidité caractérise les considérations métaphysiques et philosophiques – le tout intégré au récit avec une fluidité, une cohérence sans faille. On comprend, et on lit avidement ! Enfin il y a ce style, ce style personnel auquel je me suis accoutumée, qui a fini par me conquérir et dont je goûte particulièrement la note poétique colorant si souvent les descriptions... celle-ci par exemple : "Les nuages stagnants plombaient la ville, répandant sur les toits une masse indistincte de temps humide et cotonneux, comme si la planète bleue s'était grippée, que la Terre entière avait fini par abdiquer sa force de rotation en la laissant s'abîmer dans la poisse des jours."
Non content d'être un compagnon idéal pour les heures que l'on aura choisi de vouer à la lecture d'évasion, ce roman éveille un irrépressible désir d'aller au Louvre et, plus profondément, de s'interroger sur la manière dont on regarde les tableaux. Avait-on l'habitude de ne les voir qu'"en passant", au cours d'une "visite-au-musée" comme on va en balade – fût-ce avec un audio-guide vissé aux oreilles – et l'on saura, après avoir lu Les Âmes peintes, qu'il est préférable de s'y prendre autrement. S'approcher. S'abandonner aux émotions que l'œuvre provoque ; se faire poreux à l'émoi... Et s'attarder ; se donner autant que possible le temps de la contemplation totale – jusqu'à ce que le tableau se lève (Daniel Arasse), qu'un détail se révèle en une sidérante épiphanie... N'est-on pas, là, renvoyé à cet "instant décisif" du dénouement des Fleurs jumelles, quand Atkins, à force de regarder les photos étalées devant lui, voit une partie de la solution "se lever" ? Comme si parvenir à ce degré d'empathie parfaite avec une œuvre d'art était, au même titre que découvrir la solution d'une énigme policière, une opération de réharmonisation.
Chauffé au feu d'un remarquable talent narratif et descriptif, Les Âmes peintes est un formidable creuset romanesque où fusionnent en une bouleversante harmonie l'histoire de l'art et de ses techniques, la politique-fiction, une métaphysique aux frontières du fantastique, le poème amoureux... offrant au bout du compte une lecture philosophale. Au terme de laquelle on entreverra, peut-être, une esquisse de réponse à l'abyssale question : "Pourquoi y a-t-il de l'art plutôt que rien ?"
N.B. Tout comme Les Fleurs jumelles, ce premier roman publié de Philippe Nicolas a son site .
Citation
Un corps est cette quantité infime de particules répandues à la surface de l'âme comme du sucre glace, de la poudre de vermillon...