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Fabrice Bourland et ses détectives de l'étrange
Le Diable du Crystal Palace, la troisième enquête de son singulier duo d'enquêteurs, paru en avril 2010, est l'occasion de revenir, avec l’auteur, sur la genèse de la série, l'esprit qu'il entend lui insuffler, ses sources d'inspiration et son talent pour étayer une intrigue.
© David Delaporte / k-libre
k-libre : Andrew Singleton et James Trelawney forment le couple d'enquêteurs de l'étrange dont la troisième affaire, Le Diable du Crystal Palace, vient de paraître aux éditions 10-18. Comment sont nés ces deux personnages ? D'où viennent-ils ?
Fabrice Bourland : Il y a cinq ans, j'ai lu la biographie de sir Arthur Conan Doyle par James McCearney et le "Découverte/Gallimard" de Bernard Oudin consacré à Sherlock Holmes. Dans ce dernier ouvrage, on apprend entre autres choses que la fameuse adresse du 221B Baker Street, située dans le quartier de Marylebone, à Londres, était, au moment où Conan Doyle a inventé son personnage, tout à fait fictive. C'est ainsi que l'idée du Fantôme de Baker Street, le premier roman de la série, a commencé à germer. Quelque temps plus tard, j'ai découvert cette étonnante photographie intitulée "Conan Doyle's Return", censée représenter la tentative de communication entre l'écrivain, quelques mois après sa mort, et un médium lors d'une séance spirite à Winnipeg, au Canada, en 1932. À partir de là, les divers éléments de l'intrigue se sont mis en place. Pour la logique interne de mon récit, il m'est apparu nécessaire que l'un au moins de mes deux détectives, Andrew Singleton ou James Trelawney, ait un rapport lointain avec les acteurs de cette fameuse séance spirite à Winnipeg. Comme, à l'époque, je n'avais pas du tout en tête de faire une série, et que mes deux personnages ne devaient vivre que le temps de cette enquête-là, la biographie de mes deux héros a donc été entièrement construite en fonction des nécessités du Fantôme de Baker Street. Andrew Singleton s'est retrouvé canadien, fils lui-même d'un spirite convaincu. Quant à James Trelawney, je lui ai attribué la nationalité américaine, à cause de sa personnalité "positive", pragmatique, à l'antithèse de celle de son comparse, plus rêveur et méditatif.
k-libre : Justement, vos deux enquêteurs sont très différents l'un de l'autre. Andrew est introverti, presque timoré et intellectualise tout. James est un colosse extraverti croquant la vie par les deux bouts. Pourquoi les avoir choisis si dissemblables ?
Fabrice Bourland : Pour mener l'enquête, je voulais un duo de détectives qui soit à la fois l'équivalent du duo Holmes/Watson, mais sans en être le décalque simpliste. En particulier, je ne voulais pas d'un roman écrit du point de vue d'un personnage à la "Watson", suiveur et uniquement dans une posture admirative, qui serait dans l'hagiographie permanente des exploits déductifs de son acolyte. Il fallait donc que mes deux héros aient des personnalités très différentes, aussi fortes l'une que l'autre, mais chacune dans leur domaine. C'était la réunion de leurs deux personnalités qui est le garant de la réussite de leur enquête. J'avais commencé une première version du roman écrite à la troisième personne, mais je me suis très vite aperçu qu'il y avait quelque chose qui ne collait pas. La meilleure solution était d'écrire le récit du point de vue d'Andrew, celui des deux héros dont je me sentais le plus proche.
k-libre : Comment concevez-vous les relations entre eux ? Les considérez-vous comme égaux, l'un par rapport à l'autre, ou esquissez-vous un lien de subordination entre les deux ? Dans ce cas, qui est le "patron" ?
Fabrice Bourland : Au départ, James est le patron. C'est lui qui décide de devenir enquêteur et de partir en Europe. Andrew, lui, ne fait que suivre, c'est lui qui est d'une certaine manière le "Watson". Or, très vite, les capacités logiques d'Andrew, sa sensibilité et son énorme culture livresque lui donnent un ascendant intellectuel qui lui permet de débrouiller les nœuds du mystère. Cependant, dès qu'une situation réclame du courage, de la force physique et de l'esprit d'aventure, les rapports s'inversent, et James reprend temporairement le dessus. C'est en ce sens que leurs personnalités sont complémentaires.
k-libre : Andrew Singleton n'aime rien mieux que lire et écrire. Il finira d'ailleurs sa vie en ermite dans sa propriété de Nouvelle-Écosse au cœur d'une riche bibliothèque. Singleton n'est-il pas à l'opposé de la figure de l'enquêteur largement diffusée dans le public : un battant sans cesse en mouvement ?
Fabrice Bourland : Si, bien sûr. Il préfère lire un bon roman, confortablement installé sur son canapé, plutôt que de mener une enquête, éprouvante et fastidieuse. Et s'il sort de chez lui, il faut qu'il ait une bonne raison : dans Le Fantôme de Baker Street, celle-ci est que nos deux détectives sont sollicités par la veuve d'Arthur Conan Doyle, l'un des écrivain que nos héros admirent le plus, et une telle requête ne se refuse pas.
k-libre : Vos héros sont confrontés à des fantômes, des succubes, des êtres de la préhistoire, des affaires relevant du domaine du surnaturel et des sciences spirites. Ces domaines vous passionnent-ils et pourquoi cet intérêt ?
Fabrice Bourland : Depuis l'adolescence, j'ai toujours été passionné par les thèmes du fantastique. Pour tout dire, je suis arrivé au roman policier assez tardivement, après avoir d'abord beaucoup navigué dans les eaux troubles de la littérature fantastique dite "classique". Mes auteurs de prédilection étaient Gautier, Nerval, Mérimée, E. T. A. Hoffmann, Edgar Poe... les romanciers "gothiques" anglais tels Maturin, Ann Radcliffe ou Horace Walpole. Tout en découvrant ces auteurs, j'ai beaucoup étudié, pour mieux saisir toutes les références qu'ils introduisaient dans leurs textes, des ouvrages anciens traitant de sorcellerie, de vampirisme, de lycanthropie. Ça a été un grand moment de lecture jubilatoire dans ma vie.
k-libre : Dans un avant-propos, vous évoquez douze dossiers, retrouvés par l'exécuteur testamentaire de Singleton, relatant des enquêtes inédites dont sont tirées Le Fantôme de Baker Street et Les Portes du sommeil. Avez-vous le projet de nous raconter ces douze affaires étranges ?
Fabrice Bourland : Comme je l'ai dit tout à l'heure, je n'avais pas prévu au départ de reprendre mes personnages pour d'autres aventures. Quand mon éditrice m'a demandé d'écrire un nouvel épisode, je me suis lancé dans Les Portes du sommeil et j'ai effectivement écrit dans le faux avant-propos d'éditeur qu'on avait retrouvé douze manuscrits inédits d'Andrew Singleton dans la malle de son exécuteur testamentaire. Pourquoi douze ? J'en suis encore à me le demander. Du coup, c'est un sacré challenge à relever. Mais si les lecteurs sont au rendez-vous, pourquoi ne pas imaginer d'aller jusque-là. D'autant que, comme je l'ai fait avec La Dernière Enquête du chevalier Dupin, je considère que, parmi les douze manuscrits retrouvés, figurent aussi des textes non écrits directement par Singleton, mais découverts par lui et jalousement gardés. Ça me laisse libre de placer quelques autres one shots.
k-libre : Cependant, ces enquêtes étaient restées inédites par la volonté de Singleton qui, soucieux de ne pas ternir sa réputation, les jugeait trop incroyables. Il a donc mené, parallèlement, nombre d'enquêtes plus "classiques". Seront-elles, un jour, révélées au public ?
Fabrice Bourland : A priori non. Après les aventures "extraordinaires" que je lui concocte, pleines de savants fous, de fantômes vengeurs et d'apprentis magiciens, des enquêtes plus classiques manqueraient singulièrement de sel.
k-libre : Pourquoi avez-vous retenu le début des années 1930 comme cadre des enquêtes que vous relatez ?
Fabrice Bourland : Ce choix a été dicté par l'intrigue du Fantôme de Baker Street, qui se situe deux ans après la mort d'Arthur Conan Doyle, en juin 1932. Comme cette enquête est censée être la première d'importance que Singleton et Trelawney mènent ensemble (ils ont vingt-trois ans à l'époque), toutes celles qui suivent se situent par la force des choses après cette date. D'un autre côté, j'ai aussi annoncé dans l'avant-propos du premier roman (un soir d'ivresse ou de grosse fatigue ?) que Trelawney meurt en 1944 sous les balles nazies. Ainsi le cadre est donné d'emblée : toutes les enquêtes se passeront entre 1932 et 1944, à moins que je décide de raconter une ou deux aventures après la mort de James, et donc sans l'intervention de ce dernier. Sur ce point, les choses ne sont pas décidées.
k-libre : Vous faites référence à Sherlock Holmes régulièrement. Dans Le Fantôme de Baker Street, vous citez nombre de détails concernant le maître des détectives et son créateur. Sherlock Holmes est-il votre héros favori ?
Fabrice Bourland : Mon favori, je n'irai pas jusque-là. Un héros que j'affectionne, sans conteste. Au même titre que le Dupin d'Edgar Poe, le Rouletabille de Gaston Leroux ou l'Arsène Lupin de Maurice Leblanc.
k-libre : Vous semblez avoir une grande admiration pour le Conan Doyle auteur des enquêtes de Sherlock Holmes. Cependant, vous faites dire à votre héros : "Il avait sacrifié sa carrière, sa famille à ses croyances spirites. C'était devenu un missionnaire de pacotille, un prophète de quatre sous..." N'êtes-vous pas sévère avec lui ?
Fabrice Bourland : Qui aime bien châtie bien ! Et puis, je ne crois pas être particulièrement dur en disant cela. C'est vrai que, dans les dernières années de sa vie, Conan Doyle a sombré dans une sorte d'aveuglement intellectuel et de crédulité désarmante concernant le spiritisme et le merveilleux. Le fameux épisode des "fées de Cottingley" est là pour le rappeler. Mais cela fait partie de sa personnalité complexe, et c'est ce qui le rend particulièrement attachant. Je ne suis pas sûr que je me serais autant passionné pour le personnage s'il n'y avait eu justement les deux facettes de la médaille.
k-libre : Vous décrivez une séance de spiritisme menée par un médium. Le récit de cette séance est-il tiré d'une expérience vécue ?
Fabrice Bourland : Non. J'ai vu beaucoup de films et lu beaucoup de livres où des descriptions réalistes de séances sont faites. Par contre, si je ne suis pas croyant stricto sensu, j'ai un esprit très ouvert à la possibilité de l'intrusion de l'irrationnel et du "surnaturalisme", comme disait Nerval, dans notre quotidien. Rêves à consonances prémonitoires, hasards objectifs... Je suis très sensible à ce type de phénomènes. Et du coup, je dois dire que cela m'arrive fréquemment.
k-libre : Vous citez, lors des enquêtes d'Andrew et de James, nombre d'affaires résolues par le duo, sans en dire plus que le titre, comme : "Le Fakir épileptique", "La Dame blanche des marais", etc. Vous inspirez-vous de Watson et de ses "Untold Stories" ?
Fabrice Bourland : C'est effectivement un procédé utilisé par Conan Doyle dans ses récits de Sherlock Holmes et que j'ai repris car je le trouve très amusant. Je prends du temps à leur donner un nom, car je veux que le simple énoncé de l'affaire soit déjà un dépaysement en soi, qu'on ait comme un parfum d'aventure. C'est comme les titres de chapitre ; il ne faut pas qu'ils en disent trop et, en même temps, ils doivent suggérer plein de choses, les plus affriolantes possible pour l'imagination du lecteur.
k-libre : Vous évoquez le personnage et la fin tragique de Gérard de Nerval dans Les Portes du sommeil et vous en faites le sujet principal de La Dernière Enquête du chevalier Dupin. Pourquoi ce poète vous fascine-t-il ?
Fabrice Bourland : C'est l'auteur qui a bercé mon adolescence, et je lui suis toujours resté fidèle. Son Aurélia est l'un des plus beaux textes de la langue française. En outre, la vie de cet écrivain est elle-même fascinante. Ses internements successifs dans la maison du Dr Blanche, ses crises de folie aux tonalités mystiques, ses amitiés littéraires, le mystère de sa mort... Vers 16-17 ans, j'ai découvert et lu beaucoup d'auteurs parce qu'ils avaient été, à un moment donné, dans l'entourage plus ou moins proche de Nerval : Dumas, Gautier, Petrus Borel... D'une certaine manière, il a été la clef qui m'a permis d'entrer en littérature.
k-libre : À propos du chevalier Dupin, n'auriez-vous pas envie de continuer à le "ressusciter" le temps de quelques enquêtes ?
Fabrice Bourland : Ce n'est pas d'actualité. Il m'a vraiment plu de le faire revivre une fois, mais je crois que ça s'arrêtera là. Dupin est un personnage complexe, pas facile à manipuler, du moins si on veut rester fidèle à l'esprit d'Edgar Poe.
k-libre : Dans Les Portes du sommeil, c'est contre les rêves et les créatures nocturnes comme les succubes qu'Andrew et James doivent lutter. Vous introduisez dans les personnages André Breton, un poète surréaliste. Un poète est-il un spécialiste des rêves ?
Fabrice Bourland : En tout cas, ceux que j'apprécie et vers lesquels ma sensibilité de lecteur me pousse l'ont été, d'une façon ou d'une autre. Borges, Breton, Nerval, Villiers de L'Isle-Adam... Pareil pour les philosophes. Ceux qui m'ont intéressé ont toujours traité du rapport entre le rêve et la réalité, ou de la possibilité que la réalité ne soit qu'une pure production de la pensée : Bachelard, Schopenhauer, Berkeley...
k-libre : Le Diable du Crystal Palace est-il l'occasion de revisiter, en compagnie de vos héros, les créatures des temps préhistoriques, ou est-ce un hommage au Monde perdu ?
Fabrice Bourland : Le Monde perdu est pour moi une œuvre de Conan Doyle qui est aussi importante que les histoires mettant en scène Sherlock Holmes. Ce récit chatouille avec bonheur la partie de notre cerveau dont les nervures plongent au tréfonds de l'inconscient collectif. Il est du même acabit que L'Île au trésor de Stevenson : d'une linéarité, d'une simplicité, d'une pureté parfaite. On voudrait tous être un membre de l'expédition Challenger qui va découvrir, sur un plateau perdu d'Amazonie, des monstres préhistoriques survivants. Les dinosaures fascinent et fascineront toujours car ils représentent le mystère horrifiant de la création. Dans Le Diable du Crystal Palace, j'ai voulu que le lecteur retrouve le même type d'émotions, tout en mettant en place un scénario qui soit radicalement différent : je ne voulais pas d'expéditions lointaines, mes héros devaient rester à Londres, tout en étant confrontés à la possibilité de réapparition des dinosaures. Ça a été assez complexe à mettre en place du point de vue scénaristique, mais je suis très, très content du résultat.
k-libre : Chaque enquête est truffée de références relatives aux personnages historiques que vous mettez en scène et à leur environnement. Chaque livre ne nécessite-il pas une recherche documentaire conséquente ?
Fabrice Bourland : Je passe plusieurs mois plongé dans les ouvrages historiques en tous genres, et après il faut parvenir à liquider tout ça pour s'affranchir de la réalité et élaborer une histoire la plus rocambolesque possible. Le plus gros du travail est donc ce dosage minutieux entre réalité et fiction. Et les choses les plus abracadabrantes seront rendues d'autant plus plausibles qu'une mise en place presque naturaliste des éléments aura été effectuée.
k-libre : Vos héros fument. Pourquoi n'avez-vous pas donné dans la tendance très actuelle à ne vouloir que des non-fumeurs et aller jusqu'à gommer les articles fumeurs de figures célèbres ?
Fabrice Bourland : Je ne fume plus depuis presque dix ans, mais, si aujourd'hui le tabac est presque totalement banni de la place publique, il n'en était pas de même dans les années trente. Tout le monde fumait, tout le temps, partout. Ça fait partie de la couleur locale.
k-libre : Peut-on, d'ores et déjà, avoir une idée des nouvelles aventures dans lesquelles vous allez lancer votre duo de détectives ?
Fabrice Bourland : Je suis en train de travailler au scénario d'une enquête qui se passera quelques mois après celle du Diable du Crystal Palace et où l'on retrouvera quelques-unes des personnalités de cette fameuses société secrète appelée "L'Aube dorée" qui, au début à la fin du XIXe et au début du XXe siècle avait fait florès à Londres dans les milieux intellectuels et littéraires. Ensuite, mes deux héros devraient partir pour Hollywood, avant de revenir à Londres au moment du Blitz, en octobre 1940.
Liens : Fabrice Bourland | Le Diable du Crystal Palace Propos recueillis par Serge Perraud