Contenu
Poche
Réédition
Public connaisseur
Traduit de l'anglais (Canada) par Sylvie Schneiter
Paris : 10-18, juin 2010
544 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-264-05042-7
Coll. "Grands détectives", 4346
Analyser l'analyse
Curieuse coïncidence
Au moment où Michel Onfray publie son brûlot contre Freud et que la Société freudienne s'apprête à y répondre, voilà que 10-18 édite Séduction en poche, étrange roman policier de la canadienne Catherine Gildiner paru chez Knopf Canada en 2005 et traduit et publié chez Lattès en grand format en 2008. Il s'agit d'un épais volume de plus de cinq cents pages que l'auteur a mis près de dix ans à écrire, ceci vingt-cinq ans après la rédaction d'une thèse de doctorat dont le sujet pointu était "l'influence de Darwin sur Freud" et qui nécessita, là aussi, dix ans de travail entre 1960 et 1970. Catherine Gildiner, qui est psychologue et vit à Toronto, est donc une femme qui aime prendre son temps. Mais quelle est donc cette œuvre foisonnante issue de telles recherches ?
J'ai tué mon mari
L'héroïne narratrice s'appelle Kate Fitzgerald. Issue d'un milieu aisé, elle a pété les plombs en accompagnant son mari devenu médecin généraliste stressé chez les Inuits. Résultat, elle l'a assassiné et s'est retrouvée dans une prison au bord du cercle polaire d'où elle regarde les ours blancs glisser sur la banquise. Incarcérée pendant neuf ans, elle va tomber par hasard sur l'œuvre complète de Freud qu'elle dévore et étudie au point d'en devenir l'une des spécialistes mondiales ! Le Dr Gardonne, son psy de prison, va lui proposer un incroyable marché : signer sa sortie conditionnelle si elle enquête sur le directeur de l'Institut freudien, le Professeur Anders Konzak, qui s'apprête à publier un document exclusif et mortel pour les théories de Freud. Pour cela, Kate Fitzgerald doit faire équipe avec Jackie Lawton, un ex-zonard devenu détective, apparemment fragile psychologiquement et violent mais plein de charme viril. Le couple fait des va-et-vient entre Toronto, Vienne et Londres, et rencontre les protagonistes du scandale annoncé : le Pr Konzak, donc, séduisant millionnaire affairiste qui achète une robe Chanel à l'héroïne pour leur premier dîner, Dvorah Little, journaliste ambitieuse, Anna Freud, fille de qui vous savez et dépositaire des archives à Londres, Bozo et son copain Le Magicien, voleurs de documents et experts en théorie freudienne, sans oublier le Dr von Enchanhauer, l'ex-directeur de l'Institut, qui cache un lourd secret que sa femme fait tout pour protéger.
Mais voilà qu'un assassin semble suivre les traces du couple enquêteur...
Structure simple pour motifs compliqués
Ce petit résumé précédent donne une fausse idée du roman rendu dense, compliqué, mais passionnant par l'exposé des théories qui s'affrontent. Ainsi, le motif principal est-il constitué de la fameuse théorie de la séduction élaborée entre 1895 et 1897. Extraits d'un dialogue entre Kate et Jakie : "Freud estimait que l'origine de l'hystérie provenait de scènes réelles de séduction dans l'enfance ou, pour reprendre le jargon actuel, qu'un enfant victime d'inceste risque de devenir hystérique [...] En 1897, Freud s'est ravisé : il ne fut plus question de pères séduisant leurs filles, mais de fixations fantasmatiques de patientes sur le père – selon ses propres mots, il était tombé sur le complexe d'Œdipe [...] Freud se doutait que s'il démasquait les pères incestueux de la bourgeoisie – dont une partie étaient les médecins qui lui adressaient des malades -, il n'aurait plus qu'à faire une croix sur sa clientèle. Or, comme il était obligé de gagner sa croûte, il a préféré laisser, d'après Konzak, les papas tripoter leurs petites filles". (p. 162).
Anna Freud en grande papesse de la défense de la mémoire et du travail de son père, va monter au créneau. Dans des dialogues prenant avec l'héroïne, elle doit aborder le fait, qu'avant de devenir psychanalyste des enfants, elle a été analysée par son père. Kate veut lui faire cracher le morceau : Anna Freud a-t-elle été manipulée par lui ? Et si la fameuse théorie ne reposait QUE sur ses fantasmes ? N'a-t-elle pas eu tous les symptômes d'un accouchement au plus fort de son analyse ? Et le Dr von Enchanhauer n'est pas net non plus. Pourquoi son visage ressemble-t-il autant à un masque ? Quelle est ce passé de camp nazi ? Et pourquoi ses enfants ne lui ressemblent-ils pas ? Quel est ce mystérieux fil rouge qui traîne le long de l'histoire avec les fameuses porcelaines de Wegwood ? Mme von Enchanhauer en est folle, tout comme Le Magicien et la narratrice. Et l'on apprend que Darwin avait justement épousé une fille Wegwood et que cette fortune lui a permis de travailler tranquillement sur sa fameuse théorie de l'évolution ! Kate Fitzgerald est à l'affût, son comparse taiseux n'en est pas moins formidable pour boucler des enquêtes parallèles et compliquées à travers le monde, ce qui permet au couple d'avancer à pas de géant vers la vérité incroyable que nous ne dévoilerons pas ici mais qui repose sur un lien fascinant entre Darwin et Freud et la culpabilité meurtrière de...
Catherine Gildiner ose tout
Dans sa très intéressante "Note au Lecteur" qui ouvre le roman, elle écrit : "Pour éviter de me noyer dans le monde des insectes de Darwin et la cathexis ou force de motivation libidinale de Freud, j'ai doté les deux hommes de personnalités et d'histoires telles que je les percevais entre les lignes. Les personnages de Darwin et de Freud que j'ai créés au cours des années où j'ai rédigé ma thèse sont restés gravés en moi pendant vingt-cinq ans, jusqu'au jour où j'ai ressenti le besoin de les décrire dans un roman. J'ai puisé beaucoup d'éléments dans les biographies, mais cette histoire a surgi de mon imagination, non des livres." Elle défend ensuite sa liberté de romancière en affirmant avoir modifié certains éléments biographiques de Darwin et des Freud père et fille tandis que tous les autres personnages sont inventés. "Autant d'artifices littéraires qu'il ne faut surtout pas considérer comme des hypothèses d'ordre scientifique ou historique." Contrairement à Michel Onfray, la romancière psy prend ses précautions vis-à-vis des lecteurs. Et elle a raison car le résultat de son travail pose question. Est-ce un roman à clé ? Sans doute. On ne se lance pas dans une telle entreprise et à cet âge sans avoir derrière la tête une idée de bilan, tant personnel que professionnel, même si l'on use d'un style léger. Car Catherine Gildiner, par la bouche de son héroïne-meurtrière (miroir ?), n'a pas son pareil pour vulgariser avec humour les théories freudiennes : "Nous disposons de défenses pour éviter de nous laisser guider par nos pulsions. Freud en décrit plusieurs types. La plus banale, c'est la répression : je n'en veux pas à mon mari. Ensuite vient le déni : quel mari ? Puis l'intellectualisation : écrire sur le meurtre de son mari. Enfin, la sublimation : j'ai envie de tuer mon mari, je vais plutôt faire du shopping."
Où sont les clés ?
Après un début oppressant, Kate Fitzgerald joue avec son complice des scènes qui ne dépareraient pas dans la "chick litt" lancée par le Journal de Bridget Jones. L'auteur a-t-elle jugé que cette ambiance sexy était plus facile pour faire véhiculer ses idées ? Quelle est sa part d'investissement dans cette héroïne grande, blonde et intelligente ? En quoi cette structure policière, somme toute classique, reprend-t-elle les données de sa thèse ? Rien n'est vraisemblable parce que ce n'est pas le but premier de notre romancière. Son véritable objectif est le dévoilement d'une vérité (ou d'un fantasme) qui révolutionne le monde freudien. Oui, il y a des clés, des déguisements, des symboles et surtout des projections personnelles. Et c'est cela qui est fascinant : on a envie d'analyser son analyse.
Citation
Freud se doutait que s'il démasquait les pères incestueux de la bourgeoisie – dont une partie étaient les médecins qui lui adressaient des malades -, il n'aurait plus qu'à faire une croix sur sa clientèle. Or, comme il était obligé de gagner sa croûte, il a préféré laisser, d'après Konzak, les papas tripoter leurs petites filles.