Contenu
344 p. ; 22 x 12 cm
ISBN 978-2-915188-17-2
Coll. "Collection noire d'Histoire"
L'amour comme un chou à la crème rance
Héli Auguste Thirion est militaire au Tonkin. Comme il a su se débrouiller dans des affaires mystérieuses, il a une réputation de policier. Aussi, lorsqu'il est convoqué par son chef, le colonel Manchecol, il se doute bien qu'il va devoir encore une fois démêler des fils étranges. Mais il ne s'agit que de retrouver l'officier Lamourette, qui a disparu. Thirion accepte, ne serait-ce que pour revoir la femme du colonel qui semble ne pas lui être indifférente.
Au même moment, un mystérieux tueur en série entreprend de liquider des prostituées tonkinoises. Lamourette en fréquentait. Aurait-il surpris quelque chose ? Et quel rapport avec ce groupe secret de francs-maçons qui a décidé de vénérer le chou à la crème ?
Les éditions TME ont lancé une collection historique qui a le mérite de publier peu (dans un format particulier) ce qui permet de choisir et de privilégier la qualité. Jan Thirion est un auteur discret mais dont les textes ont toujours eu aussi le bon goût de cette qualité. La jonction des deux ne pouvait que permettre une bonne surprise, et c'est le cas.
Tout d'abord, le cadre choisi : les colonies asiatiques au début du XXe sont rarement évoquées. C'est là l'occasion de dresser un portrait captivant du microcosme régional. Le militaire enquêteur voyage à travers les couches de la société : les pauvres tonkinois, la bourgeoisie indigène qui joue à la collaboration et envisage des mariages entre les soldats et ses enfants comme ascenseur social, les petits blancs et le groupe militaire qui essaie de remplir son rôle de "civilisateur" et de "pacificateur". Deux personnages surnagent à travers ce magma humain : un photographe qui répond aux commandes mais se sert de son temps libre pour photographier ce qu'il considère comme la réalité sociale du pays, et un indigène cultivé, responsable des forces de police, qui essaie de parler des poètes français à des interlocuteurs de Métropole qui semblent en savoir beaucoup moins que lui. Ce policier ressemble un peu au personnage central d'un ancien roman de Jim Thompson : il sait qu'il ne doit pas appliquer la justice brute, mais celle que l'on attend qu'il applique pour le bien-être de la civilisation.
Du coup, le roman décrit très bien sans pathos ni côté moralisateur des marges peu fréquentables de la colonisation : vision dantesque des condamnations à mort et des guillotinages à la chaîne, départ de forçats vers des îles inhospitalières. Le centre du roman révèle encore pire : les femmes locales se sont mises en ménage avec des soldats. Elles ont des enfants et ont été exclues de la société traditionnelle. Au moment du départ des troupes, elles découvrent que les militaires ne les emmèneront pas (et l'on pense à la folie douce de Le Vigan dans Goupi mains rouges). Peu après, on enferme les enfants dans des pensionnats car ils ont un statut particulier. Les femmes assistent au départ des bateaux qui emmènent les enfants et se jettent à l'eau pour se noyer, ayant perdu à la fois leur honneur, leur amour, leur progéniture et leur futur...
Le personnage central du roman, Thirion, est décrit avec finesse. Même si l'on devine certaines péripéties, on se surprend à accepter son mélange entre la rouerie obstinée du détective et des éléments fleur bleue. Les autres personnages acquièrent très vite une force surprenante, que ce soient le policier lettré, le photographe, la femme du colonel, un chasseur de rats ou un homme obsédé par la chasse des taupes...
Jan Thirion parvient à rendre, par un style qui sait osciller entre la rapidité d'une scène décrite avec force et des plongées dans la moiteur, et la lenteur, l'atmosphère étrange que devait revêtir une colonie entre l'exotisme et l'aventure rêvée, la bureaucratie nécessaire mais pesante, le fossé des cultures symbolisé par cette scène où Thirion est invité a poser sur la photo de groupe d'un notable local pour ensuite découvrir cette photo dans le journal, signalant ses fiançailles avec la fille du notable.
Citation
Chaque crocodile symbolise la tombe mouvante de chaque français mort sous ces latitudes ; le Tonkin est un vaste cimetière d'écailles et de dents adaptées au découpage rapide de la viande.