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Cet individu, libraire de son état, montrait une fâcheuse propension à marcher sur les brisées de la police. Non content de piétiner des plates-bandes interdites, il commettait des bévues qui, en toute logique, eussent dû provoquer des catastrophes.
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David Vann : suicide, mode d'oubli

Mardi 14 juin 2011 - David Vann, avec Sukkwan Island, a rencontré en France un succès étonnant non seulement auprès des lecteurs français, que de la scène professionnelle. Le roman passé, non sans être récompensé en 2010 du Médicis étranger, il ne restait plus qu'à se confronter à Désolations pour savoir si derrière ce titre dévastateur se trouvaient des pages pour confirmer son talent. Dans Désolations, titre français que n'annonçait pas le Cariboo Island originel, David Vann continue d'affronter le suicide de son père en s'octroyant juste le droit de le transférer à sa mère. L'auteur décortique alors une famille, l'ausculte, la torture, la révèle pour mieux mettre à jour et à mal les soubresauts d'une vie, soubresauts qui ne tardent pas sous sa plume à se transformer en chaos. Au tout début de l'été le plus pitoyable de ces dernières années, David Vann s'est posé à Paris dans un petit appartement de la rue Berthollet sis à cinquante mètres à peine des locaux de k-libre. L'occasion était toute trouvée pour aller à la rencontre d'un homme encore un peu torturé par le suicide de son père mais enclin à développer pourquoi ce suicide a été pour lui comme une seconde naissance. David Vann n'a pas eu besoin de tuer le père, mais d'affronter un fantôme...
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© David Delaporte / k-libre



k-libre : Pourquoi avez-vous passé tant de temps à créer des personnages pour mieux les détruire ensuite ?
David Vann : [Rires.] On va essayer de ne pas révéler tout ce qu'il se passe à la fin. Dès le début, c'est une évidence que la fin sera tragique. La raison pour laquelle j'écris des tragédies, c'est parce que dans ma famille, nous en avons eu notre part. Les romans que j'écris prennent leurs sources dans la vraie vie, dans ce qui est arrivé à ma famille. Alors quand je laisse un personnage seul, dans un état de désolation, il n'y a pour lui aucune issue possible ni de distraction. Il est soumis à une pression qui fait qu'il est probable qu'il y aura une fracture à la fin. Et je pense sérieusement que c'est dans ces moments de grande pression que l'on découvre qui l'on est vraiment. En tant qu'écrivain, je découvre même des pans cachés à travers le processus d'écriture sur mes personnages : ce qu'ils sont et ce qu'ils ressentent. Par extension, je découvre également quelque chose à propos de ce que je suis, ce dont quoi ma vie est faite, et quel est son but. Pour moi, ça vient de deux points différents : le premier, quand ils se disputent, au moment du conflit ; et le second, à travers la description des paysages. Quand je décris un paysage, et que ce paysage change, c'est uniquement parce qu'en même temps je suis en train de décrire la vie intérieure d'un personnage. Plus en avant dans le livre, Irene court dans la forêt. Elle a l'impression que le sol se dérobe sous ses pieds, que l'île est déséquilibrée avec bien trop d'arbres et de roches à son sommet, et qu'elle va toute se retourner et glisser en dessous du niveau de l'eau. Le dessous de l'île va pour ainsi dire faire face au ciel. Cela se produit ainsi. Je ne prévois pas d'introduire cette métaphore, ou cette image, j'essaye juste de prêter attention à l'environnement, de le décrire comment elle, Irene, le verrait, et donc l'endroit se transforme, et me montre quelle est l'étendue de la vie intérieure de mes personnages. Mon inconscient prend les histoires de ma famille que je rumine depuis trente ans : celles dont on a peur, que l'on ne comprend pas, que l'on a besoin de comprendre, et tout ceci finit par sortir dans ces scènes, d'une façon bien plus cohérente que n'importe quel plan que je peux avoir à l'origine dans ma tête. Ce n'est pas que j'essaye d'être méchant envers les personnages, j'essaye juste de comprendre qui ils sont, qui je suis, et ce que ce processus de l'inconscient peut révéler.

k-libre : Croyez-vous aux répétitions de la vie, comme le destin, le mauvais sort, le déterminisme ? Votre personnage principal, sa mère s'est suicidée, elle se met à penser qu'elle finira probablement par se suicider à cause de son mari...
David Vann : Cela vient de l'expérience à la fois très puissante et très angoissante de ma propre vie. Pendant les vingt-deux années qui suivirent le suicide de mon père, je me suis cru condamné à répéter ce qu'il avait fait. Peu importe à quoi ressemblait ma vie, ou que j'essaye de fuir tel Œdipe, je pensais que ça finirait forcément par me rattraper. Et surtout que ça me rattraperait à un moment bien mal choisi. Peut-être après un divorce, ou un mauvais boulot, ou séparé de mes enfants... J'ai vraiment pensé que le suicide me rattraperait à un moment creux de ma vie, et que je ne pourrais pas y échapper. Condamné à subir mon destin. Puis un jour, je me suis retrouvé dans ce creux de ma vie, sans un sou en poche, mon futur semblait bien compromis, et c'est à ce moment que je me suis rendu compte que je n'étais pas du tout intéressé par cette idée du suicide. À vrai dire, la pensée même du suicide ne m'avait même pas effleurée l'esprit. J'étais libre mentalement. Je me suis dis : "Je me sens bien, je ne suis pas un échec, je ne suis pas destiné à mourir." On n'est pas condamné, on se sent condamné. Donc mon héroïne, je le pense sincèrement au début, échappera à sa psychose. Je pense que s'il peut y avoir deux générations à problèmes pour se suivre, il n'y en a surtout pas trois. D'ailleurs, à la fin de mon récit, elle commence à réaliser que son mariage avec Gary n'est qu'un engagement qu'elle peut briser quand elle le désire. Elle en arrive alors à se demander sérieusement pourquoi elle est avec lui. Et c'est une bonne question car elle n'a aucune raison d'être avec lui. Depuis des années, il n'agit que comme un crétin. Rhoda, leur fille, est le personnage dont je me préoccupe le plus. Je pense qu'elle a un futur. Il y a de l'espoir. Elle va être blessée, bien sûr, mais pas détruite car elle est forte.

k-libre : Il n'y a cependant aucune issue possible donnée à l'espoir dans votre roman...
David Vann : Bien sûr que si ! Les tragédies nous testent, mais ne nous brisent pas réellement. Elles nous aident à trouver une voie qui nous sauvera. Le suicide de mon père, quand j'avais treize ans par exemple, fut tragique. C'est avant tout une grande perte dans ma vie, mais ça a aussi permis aux meilleures choses qui sont dans ma vie d'exister. J'aurais eu une vie bien plus modeste, sans importance, s'il ne s'était pas suicidé. Il m'avait envoyé des lettres juste avant son suicide m'expliquant que l'argent n'avait pas d'importance, que sa vie de dentiste, faite d'argent, était sans importance, et ça m'a aidé à faire quelque chose dans ma vie qui compte pour moi. C'est ce que je fais, et maintenant j'adore ce que je fais. Je ferai ça toute ma vie, argent ou non. Il m'a donné cette merveilleuse opportunité, à travers sa mort, d'avoir la chance de vivre une vie qui a un sens. D'une certaine façon, c'est comme un sacrifice. Parfois, je regarde donc les tragédies de cette manière : elles peuvent détruire les meilleures choses que l'on a, permettant à de bien meilleures choses encore d'apparaître. La façon dont va notre vie, doit échouer, et quand tout brûle, on trouve quelque chose de mieux pour nous relever. J'ai trouvé tout ceci la deuxième fois où j'ai tout perdu financièrement. Je n'avais même pas dix dollars en poche. C'était un désastre total. Je pensais que je ne m'en remettrais pas. En fin de compte, ma vie devint meilleure. Je l'ai ressenti comme une rédemption pour avoir eu plusieurs secondes chances. Une rédemption, j'insiste, qui n'est pas d'un point de vue religieux. Mais il s'agit bien d'une rédemption, car on le ressent vraiment comme ça. Il n'y a pas d'autres termes. Rédemption.

k-libre : Vous parlez de Rhoda. Au début, c'est une fille heureuse parce qu'elle ne sait pas tout. Elle ne le serait pas si elle savait ce qu'il se passe entre Jim et Monique, cette Lolita destructrice de passage.
David Vann : Oui, en effet, à la fin elle connaît la vérité, elle est donc écrasée par tout ça. il y a ses parents, Jim... Mais enfin elle vivra une vie meilleure, et ne sera plus enchaînée à tous ces gens.

k-libre : Alors vous croyez que les choses qui ne nous tuent pas nous rendent plus fort ?
David Vann : Oui, je le crois ! Je pense que c'est masochiste de vouloir en avance ce genre de choses. Pour ma part, je ne veux plus de tragédies. Si cela vous arrive, vous ne pouvez rien contre, et cela vous rend plus fort à la sortie, et enfin vous ne vous souciez plus des choses superficielles. Après avoir perdu mon père, avoir de mauvaises notes à l'école était la dernière de mes préoccupations. Tout comme aujourd'hui, avoir de mauvais retours ou de mauvaises critiques de mes romans... Pourquoi se soucier de ça ? Ça n'a plus la moindre importance. C'est comme ammasser de l'argent, ou se soucier de ce que pensent les gens, s'ils vous aiment ou pas... Quand une famille connaît autant de tragédies que la mienne, et qu'elle tombe en miettes, on ne se soucie plus de ce que pensent les gens. C'est très agréable comme sensation. Vous pouvez enfin faire ce que vous voulez.

k-libre : Je ne suis pas totalement sûr, mais je crois qu'il y a des tragédies dans toutes les familles, et que les différences sont plutôt à chercher dans les réactions...
David Vann : La plupart des familles réagissent à une tragédie par le déni. C'est ainsi que ma famille a réagi. Pendant les trois années qui on suivi le suicide de mon père, je disais qu'il était mort d'un cancer. Je ne voulais pas en parler. Mon grand-père paternel n'a plus parlé à personne après sa mort. Jusqu'à la fin de sa vie, il s'est tû, et il est mourt seul et amer. La pathologie du déni accentue toujours le problème. La situation empire à mesure que l'on couvre la vérité avec des mensonges, que l'on n'en parle pas. Je pense que parler des tragédies aide les gens, et donc écrire à propos d'une tragédie aide aussi. Je ne pense pas que ça déprime les lecteurs, cela relâche les peurs, les doutes que nous possédons tous dans nos vies. On expérimente ceci à travers la lecture en s'identifiant aux personnages à travers un environnement sécurisé, le livre.

k-libre : Je comprends mieux pourquoi j'ai pensé à François Mauriac en lisant votre livre. Un célèbre auteur bordelais des années 1920-1950, où tout tourne autour du déni dans une atmosphère à la limite du huis-clos angoissant.
David Vann : Vous me donnez envie de lire cet auteur que je ne connais malheureusement pas !

k-libre : Il y a une phrase qui résume votre livre : "On peut choisir ceux avec qui l'on va passer sa vie, mais on ne peut pas choisir ce qu'ils deviendront." Irene, votre personnage principal, met le doigt sur autre chose : elle ne peut assumer la personne qu'est devenu son mari dans sa tête à elle. Elle pense qu'il va la quitter, et au début on pense comme elle, qu'elle a raison, même si évidemment elle a tort.
David Vann : Oui, mais peut-être est-elle paranoïaque sur le fait qu'il préméditait de la quitter d'une façon inconsciente à cause de ce qui se passe ? Le livre a pour sujet le mariage. Quand j'ai commencé à écrire, je ne savais pas que ça serait sur le thème du mariage. Ça a été une grande surprise pour moi que tous les personnages du roman reflètent une facette du mariage. Quand ma femme a lu Désolations, elle m'a tout d'abord dit : "Tout va bien ? Nous n'avons pas de problèmes, si ?" Comme s'il y avait dans ce livre le reflet de notre mariage. Tout d'un coup, elle a pris peur ! Pour en revenir à Irene, elle a épousé Gary, qu'elle pensait appartenir à une certaine catégorie de personnes. Mais elle ne peut pas prétendre savoir quel genre de personne il va devenir avec le temps. Elle ne peut savoir qu'il va cultiver des regrets pendant trente ans, et qu'alors il lui reprochera, injustement, de l'avoir retenu toute sa vie, parce qu'à son sens il a mené une toute petite vie, et que s'il n'est pas devenu l'homme qu'il souhaitait, c'est uniquement sa faute. Cette idée d'être devenu quelqu'un d'autre que ce que l'on aurait voulu être est vraie pour elle aussi. L'essence de ce qu'est un mariage et ce qu'est un être sont liés dans le livre. Elle ne peut faire que son mariage ait un sens, entre qui est Garry maintenant, de celui qu'il était trente ans plus tôt, mais c'est aussi valable pour elle. Elle maintenant est foncièrement différente de ce qu'elle était il y a trente ans. Et ces deux choses sont peu fiables, et c'est là que réside sa crise : elle ne peut faire une histoire de sa vie qui ait un sens. De connecter ce qu'elle était à dix ans quand elle a trouvé sa mère morte, d'avec ce qu'elle était à vingt-cinq ans au début de sa relation avec Gary, d'avec ce qu'elle est maintenant, à cinquante-cinq ans. Elle ne peut faire une histoire qui combine tous les événements, et lui dise ce qui s'est passé, et tout faire pour aller bien. Elle ne peut le faire pour elle, et elle ne peut le faire pour le mariage. Je pense que pour tout le monde, ceci est le point d'achoppement d'une crise. Bien sûr, on se raconte une histoire qui fait que notre vie est la plus harmonieuse possible. Je pense que l'on fait ça tout le temps. On se raconte l'histoire de notre vie dans notre tête. Et quand l'histoire se brise, nous nous retrouvons avec autant de morceaux qui sont autant d'ennuis.

k-libre : Chacun de vos personnages souffre de crises à différents âges...
David Vann : Je travaille parfois pour la fondation américaine de prévention du suicide. Nous avons trente-trois mille suicides par an aux États-Unis. Il y a des suicides à tous les âges - des lycéens comme des personnes âgées. Donc il est possible que votre vie se brise à tous les âges. Une part de ce que nous devenons surgit de notre capacité à dépasser ces crises et à avancer. Elles deviennent une part de ce que nous sommes. En ce qui concerne Rhoda, elle a une pression très importante sur ses épaules mais elle est assez forte pour s'en sortir. Irene, au contraire, était déjà affaiblie à cause du suicide de sa mère qui a entraîné quarante-cinq ans de déni, qui eux l'affaiblirent encore plus, en l'empêchant d'aller de l'avant à partir de ses dix ans. Il y a une part d'elle qui est restée là, en arrière, pendant toutes ces années. Alors, quand elle doit faire face à la crise du présent - ses enfants sont partis -, elle ne travaille plus, elle a l'impression que son mari va la quitter, il n'y a vraiment rien à faire. Elle ne peut trouver de ressources en elle puisqu'elle a renié qui elle était depuis toutes ces années. Elle ne peut savoir qui elle est désormais. C'est une combinaison de pressions et de ressources que les gens possèdent en eux. Alors quand j'écrivais à propos d'Irene, j'écrivais réellement à propos de moi. Je n'ai réalisé ceci que six mois après avoir fini le livre que j'étais Irène. Trente ans après le suicide de mon père, j'ai enfin pu me rendre compte que j'étais retenu, dans ce passé, que je ne m'étais pas développé à cause de ça. Les inquiétudes que j'ai pour Irene sont celles que j'avais pour moi-même à certains moments. Mais je suis aussi son mari, Gary. À vrai dire, je suis un peu de chacun des personnages, alors j'ai la vision des hommes qu'a Irene ; sont souvent impatients et vacants, comme les hommes dans ma famille. On se dit souvent : "Mais où sont-ils ?" Ce fut donc très intéressant d'écrire ce livre. Le personnage du père ressemble à mon père, celui du garçon, me ressemble, mais plus loin que ça, chacun des personnages est une part de moi, mais aucun d'eux ne peut prétendre être moi, et aucun d'eux n'est mon père. C'est la première fois que j'expérimente le fait, à travers un livre, que chaque personnage est un reflet d'une partie de moi, même si inconsciemment. C'était vraiment intéressant et étrange à la fois d'écrire ce livre.

k-libre : Chacun de vos personnages en attend d'autres. Et au même moment, on a l'impression que ces "autres" sont l'Enfer, comme dans la pièce de Jean-Paul Sartre. Croyez-vous que les "autres" sont en effet l'Enfer ?
David Vann : Sartre... Il y a très longtemps que je l'ai lu ! Pour moi, le seul Enfer, n'est pas chez les autres, mais bien en soi. Les autres ne sont pas à blâmer pour ce qui nous arrive. Je pense que les drames, les tragédies, fonctionnent mieux si la menace provient de nous et non de l'extérieur. Le drame vient du corps, de l'intérieur. Un problème, et les interactions avec les autres personnages poussent ce problème vers la lumière, et le révèlent de façon que le personnage doit s'en occuper enfin. Si l'Enfer est à l'extérieur, chez les autres personnages, il est plus faible. Si vous prenez un western, un roman noir, une romance, bref tous ces autres genres, la menace vient de l'extérieur, nous, c'est à l'intérieur.

k-libre : Est-ce que vous pouvez me raconter votre histoire d'ours préférée?
David Vann : C'est drôle que vous m'en parliez ! Monique tient son recueil d'histoires d'ours en Alaska. Elle fait ceci afin de fétichiser l'Alaska comme si c'était une carte postale avec ses pionniers. Cet Alaska que l'on ne peut trouver, vous savez, avec cette idée romantique que si l'on va dans la nature sauvage, on n'en revient pas, on retrouve notre vraie nature. Mais la vérité à propos des habitants de l'Alaska, moi y compris, c'est que nous n'avons pas de vraies histoires d'ours ! J'ai toujours peur d'eux, mais avec les ours, soit vous n'avez pas de problème, soit vous êtes mort ! Mais ça n'arrive pas souvent.

k-libre : Donc vous n'avez pas la moindre histoire d'ours à me raconter ?
David Vann : Eh bien j'en ai vu beaucoup au court de ma vie. En septembre dernier j'étais en Alaska pour pêcher, et il y avait des déjections d'ours tous les cent mètres, je n'avais pas de spray au poivre, il faisait presque nuit, je savais que je pouvais tomber face à face avec un ours à tout moment. Cela vous fait vous souvenir que la nature est toujours sauvage, que vous ne pouvez pas tout contrôler, que la mort peut vous rattraper et c'est une bonne façon de vous le rappeler ! J'ai bien du passer un millier d'heures à craindre des ours, j'en ai bien peur.

k-libre : Vous devez donc avoir de bien meilleures histoires de saumon ?
David Vann : Tout à fait !

k-libre : Il y a une partie de votre livre qui parle de bateau, de pêche... Vous n'aimeriez pas faire un livre qui se déroulerait entièrement sur un bateau ?
David Vann : C'est une super idée, j'y ai déjà pensé. Ce que j'aime à propos de la nature sauvage, c'est qu'on ne peut s'échapper. Sur la mer, il n'y a que l'eau. Mais il y a un timing pour écrire un livre. Celui-ci par exemple, je l'ai entamé il y a quatorze ans lorsque j'ai écrit quarante-huit pages. Puis j'ai été bloqué. Pas une page de plus. Et puis il y a deux ans, j'étais sur un lac gelé, je marchais, à la fin du mois de janvier, c'était tout à fait préhistorique et merveilleux, et j'ai eu cette vision d'Irene imaginant l'hiver, et je la voyais marcher sur ce lac puis entrer dans la forêt, alors j'ai écrit ceci. C'était dit. C'était le livre d'Irene. Mais je ne savais pas que j'allais l'écrire à ce moment. Ça s'est fait comme ça. J'étais prêt. Pour moi l'écriture, c'est quasiment le premier jet d'écriture, en cinq mois, un peu chaque jour, et c'est fait.

k-libre : J'ai beaucoup aimé le personnage de Carl
David Vann : J'aime beaucoup Carl aussi car c'est lui qui me ressemble le plus. En revenant en Alaska - ça faisait plusieurs années que je n'y avais pas été -, je ne savais plus pêcher, rien ne marchait, je n'avais pas d'argent... Et la première femme que j'ai aimée, était un peu comme Monique. Elle ne se préoccupait pas de moi. Elle me trouvait énervant. Ses parents me trouvaient lent. Ils pensaient que j'étais stupide. Ils travaillaient à Washington pour le gouvernement, donc étaient très intelligents.

k-libre : La façon dont vous faites apparaître vos personnages fait penser à Shortcut, de Robert Altman. Vous faites apparaître des couples ou des personnages qui vont se croiser sans se croiser avant de s'éloigner meurtris à jamais.
David Vann : Oui, je me souviens très bien de ce film. Je crois bien que j'ai été définitivement influencé par lui dans les années 1980.

k-libre : Est-ce que Sukkwan Island a changé votre vie ?
David Vann : Oui, absolument. Parce que c'est la première fois que j'ai compris que l'écriture se faisait principalement par l'inconscient. Qu'écrire ne se faisait pas grâce à un plan ou une idée. Et l'énorme surprise avec Sukkwan Island est que je n'ai pas vu ça venir. J'ai écrit autre chose que ce que je pensais. Désormais j'écris comme ça. J'attends que ça vienne. La fiction ne peut être planifiée. Je me dis que quelque chose doit arriver quand on écrit, et que le lecteur se rend compte si jamais les choses sont planifiées.

Propos aimablement traduits par Julie-Prune Védrenne.


Liens : David Vann | Désolations Propos recueillis par Julien Védrenne

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