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James Grady, un "ancêtre" du roman d'espionnage

Jeudi 23 septembre 2010 - Lorsqu'il écrit en 1973 Les Six jours du condor, James Grady n'a que vingt-quatre ans. Le Condor, c'est typiquement le genre de roman d'espionnage qui vous phagocyte l'œuvre d'un auteur. Le succès est immédiat, et l'adaptation du roman en film par Sydney Pollack deux ans plus tard avec une intrigue resserrée sur trois jours est magistrale, qui plus est portée par un couple d'acteurs détonant - Faye Dunaway et Robert Redford. Depuis, James Grady a écrit une douzaine de romans et quasiment autant de recueils de nouvelles. Le dernier roman en date, Mad Dogs, reprend une systémique chère à l'auteur : un homme ordinaire qui vit une aventure extraordinaire ; un homme innocent qui doit prouver son innocence. Le roman, paru en 2006 aux États-Unis est sorti en France chez Rivages en octobre 2009. Un an plus tard, le romancier était de passage à Paris. Christophe Dupuis l'avait rencontré en compagnie de Thomas Bauduret (traducteur) et de David Delaporte (photographe). La retranscription de cette rencontre était jusqu'à aujourd'hui restée inédite. Vous découvrirez des pans de la personnalité de James Grady. Il vous parlera de roman d'espionnage, de la chute du mur de Berlin, du 11-Septembre, du Watergate, de romans qui ne doivent pas être prédigérés, de James Ellroy, mais pas trop de ses projets futurs.
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© David Delaporte / k-libre



k-libre : Quand on lit votre biographie, on y voit des romans et des nouvelles - souvent primés -, des scénarios pour le cinéma (Paramount, Universal, Twentieth Century Fox), la télévision, des traductions (et encore des prix) en français, en italien... Bref, une carrière bien remplie. On ne va pas revenir sur tout, on en a pas le temps, mais d'après vous, quels en ont été pour vous les moments les plus marquants ?
James Grady : La première chose a été la publication du Condor, bien sur. La deuxième, la chance d'être journaliste, de faire des reportages d'investigation. Et, peut-être, la troisième, le fait de ne pas me contenter de vendre mes livres pour qu'ils soient adaptés, mais de pouvoir travailler directement avec le cinéma et la télévision. Tout ceci est bien sûr mélangé.

k-libre : Comment abordez-vous votre métier d'écrivain aujourd'hui ?
James Grady : Aujourd'hui, c'est encore plus important d'écrire de façon réaliste et d'écrire en sachant vraiment de quoi on parle, avec une vision de l'intérieur. Maintenant, avec Internet, il y a tellement de données qui affluent que le travail d'écrivain est d'être une lampe torche pour éclairer tout ça.

k-libre : On reviendra sur cette profusion de données un peu plus tard, mais pour continuer on ne peut pas faire abstraction des Six jours du Condor, ressorti chez Rivages en 2007 avec une excellente préface, qui remet le livre dans son contexte. Lorsqu'on relit certains livres, on les trouve "datés", celui-ci n'a pas pris une ride. Comment l'expliquez-vous ?
James Grady : C'est peut-être lié au fait que le livre ne raconte pas juste des querelles d'espions qui se tapent dessus. Je voulais écrire sur un personnage ordinaire qui se retrouve pris dans des circonstances extraordinaires. Et, comme instinctivement c'est ça que je visais – c'était ma cible – l'histoire en devient intemporelle.

k-libre : Dans cette préface, vous expliquez que la CIA était encore assez secrète, il y avait juste trois ouvrages dessus et vous disiez "en ces temps électriques, un jeune écrivain doté d'une imagination fiévreuse n'avait pas besoin de savoir énormément de choses pour saisir une histoire au vol dans l'atmosphère ambiante". Aujourd'hui, avec Internet, comme vous dites, on regorge d'informations. Vous trouvez que ça change beaucoup de choses ? Et comment faites-vous pour recouper les informations ?
James Grady : Le fait le plus intéressant intéressant, c'est que le roman m'a permis de rencontrer de véritables espions. Et même s'il y a beaucoup d'informations, elles ont toujours un temps de retard sur la réalité. Heureusement, ma curiosité naturelle fait que j'ai un léger temps d'avance sur un peu tout, car comme vous le disiez [en aparté avant l'interview – on ne peut tout retranscrire], je m'intéresse plus au cœur même de l'histoire, plus qu'aux données ou à la technologie. Ce qui m'intéresse, ce sont les gens. C'est pourquoi je crois avoir un peu d'avance sur ce déluge d'informations.

k-libre : On peut lire de vous "aucun romancier n'a jamais été aussi bien servi que moi par Hollywood". Les Six jours du condor a été immortalisé par le film de Sydney Pollack avec Robert Redford et Faye Dunaway. Dans la préface de la réédition française, vous écrivez qu'il y avait un intérêt grandissant pour un nouveau Condor au cinéma. Alors, quatre ans plus tard, où en sommes-nous ?
James Grady : C'est surtout une question de droits. Le temps que toutes ces questions légales soient résolues, ça peut prendre deux mois comme trois ans pour qu'on puisse commencer à réfléchir à un nouveau Condor. Comme auteur, je suis toujours le dernier au courant [rires].

k-libre : On peut lire dans Le Fleuve des ténèbres : "Le mot 'légal' possède un sens extensible par ici. Le plus important, c'est le secret... et les résultats." C'est une maxime qui résume bien l'ambiance de vos livres, non ?
James Grady : Oui, le plus important n'est pas ce qu'on met, ce qu'on présente, mais ce qui arrive dans la réalité.

k-libre : Eh bien la réalité, nous allons l'aborder avec vos livres et, en relisant Le Fleuve des ténèbres pour préparer l'interview, j'ai redécouvert Nick - ce personnage de jeune journaliste dont on a tiré un excellent film du premier roman -, qui explique qu'il a pas mal inventé, qu'il n'existait à l'époque que trois ouvrages sur la CIA, que personne n'acceptait de parler... Nick c'est vous ?
James Grady : C'est vrai, c'est moi. Le Fleuve des ténèbres est certainement le roman le plus proche de l'autobiographie mais aussi celui pour lequel j'ai vraiment risqué ma vie...

k-libre : Effectivement, avec cette interprétation, on comprend bien ce que vous venez de dire avec "J'ai rencontré des espions".
James Grady : Oh, oui... Pas toujours très sagement...

k-libre : Tonnerre comme le souligne si bien la quatrième de couverture, "nous entraîne une fois encore dans les méandres d'une CIA ébranlée par la fin de la guerre froide". Cette fin de la guerre froide a correspondu aussi à une mutation du roman d'espionnage - fini la simplicité "les bons contre les méchants" – le grand John Le Carré a montré la voie – qui a connu un nouveau virage avec le 11-Septembre (et une espèce de retour binaire avec l'Axe du bien...). Vous qui êtes en plein dedans, comment voyez-vous toutes ces mutations du roman d'espionnage ?
James Grady : Après la chute du mur de Berlin, pas mal de gens ont dit que le roman d'espionnage était mort, c'était vraiment ridicule. On a toujours des pays, toujours de la politique, toujours de l'envie, toujours de l'avidité... Les mêmes éléments sont restés, il y a juste la vie qui a un peu changé avec la fin de la guerre froide. Il y a toujours le méchant maintenant, qui est le terroriste, mais on ne se pose jamais la question essentielle qui est : "Que veut le terroriste lui-même ?" Les politiciens aiment que tout soit bien empaqueté. On fait une promesse, on a un vote. Mais en fait, la politique est quelque chose de beaucoup plus complexe qu'on peut le croire, et la question du terrorisme est particulièrement complexe. Mais ils ne veulent pas en entendre parler, pensant que les "votants" veulent que tout soit simple, que tout soit tranché. Le deuxième plus gros acte de terrorisme aux États-Unis a été le fait d'un taré d'extrême droite à Oklahoma City, qui n'avait rigoureusement rien à voir avec l'islam. Mais il est dur pour un politicien de reconnaître que son propre peuple puisse avoir un tel niveau de colère...

k-libre : C'est tellement plus facile d'avoir un ennemi extérieur.
James Grady : Oui, oui les "Autres".

k-libre : Tout à l'heure vous disiez vous projeter dans le futur et lorsqu'on relit Tonnerre aujourd'hui, cela fait immanquablement penser aux évènements du 11-Septembre. Comment analysez-vous ça ?
James Grady : Oui [rires]. Pour moi il semblait évident que le futur serait fait d'actes terroristes transnationaux comme on les appelle. Et le symbole des tours du 11-Septembre était évident puisque c'était une cible rêvée. Lorsque mon livre est sorti, les gens ont dit "Oui, c'est une bonne histoire, mais absolument pas crédible, car ça ne pourrait pas arriver chez nous." J'aurais aimé qu'ils aient raison, mais malheureusement ils avaient tort.

k-libre : Toujours dans ce côté visionnaire, Comme une flamme banche avec Faron Sears, premier Noir qui pourrait devenir Président des États-Unis. Ce livre a été écrit en 1996. Pensiez-vous à l'époque que douze ans plus tard quelqu'un comme Obama serait élu ?
James Grady : Eh oui, un homme de Chicago, élu grâce à Internet et aux réseaux sociaux... Une fois de plus, en toute objectivité... Pour moi, c'était évident qu'un jour un politicien noir serait au pouvoir, qu'il utiliserait Internet, qu'il serait brillant et rassemblerait de grandes foules, qu'il offrirait un message d'espoir qui serait accessible à tous... La seule différence, c'est que je ne savais pas qu'il s'appellerait Barack Obama.

k-libre : Pensez-vous qu'avez un homme comme lui qui cherche à changer de politique (tentative de fermeture de Guantanamo, retrait d'Irak), la politique extérieure va changer durablement et – par ricochet, en tapant grand – modifier le roman d'espionnage ?
James Grady : On peut dire que plus ça change, plus c'est la même chose, c'est la phrase classique. John McCain voulait fermer Guantanamo, Barack Obama aussi, et pourtant, c'est toujours ouvert. D'une façon tragique, chaque gouvernement avec l'évolution de la droite américaine est devenu très politisé. Que ce soit Guantanamo, l'utilisation des drones ou les soi-disant attaques ciblées qui sont des assassinats refusant de dire leurs noms, ça a toujours existé et ça existera toujours. La façon dont on en parle est forcément touchée par les questions de politique.

k-libre : Toujours dans Comme une flamme banche, on y voit des groupuscules comme "Amérique Aryenne". Aujourd'hui on a vu émerger le mouvement "Tea Party", plus modéré, certes mais qui a pignon sur rue. N'est-ce pas plus inquiétant ?
James Grady : Oui, vous avez raison. Aujourd'hui dans l'International Herald Tribune, il y avait quelque chose sur la montée de l'extrême droite en Allemagne. Je signe des papiers sur Politicsdaily un journal web politique, et m'y intéresse : il y a des groupes d'extrême droite – pas de droite, vraiment des cinglés, dangereux – qui sont vraiment à deux doigts de virer dans le terrorisme, c'est à la fois triste, dangereux et irrationnel... et aujourd'hui, ce qui est aussi triste, c'est que c'est la rhétorique qui crée la réalité et non pas l'inverse. Comme auteur, on ne peut pas dévoiler toute la vérité – personne n'en est capable – mais on peut au moins tenter de mettre une petite lumière pour éclairer le chemin de quelques personnes.

k-libre : Pour éclairer les personnes, que ce soit La Ville des ombres ou Le Fleuve des ténèbres, ce sont des livres exigeants, qui se méritent, loin des choses prédigérées qu'on veut souvent nous vendre. En les lisant, je pense à James Ellroy qui dit demander beaucoup à son lecteur. Est-ce votre cas aussi ?
James Grady : Oui, James et moi sommes de vieux amis. Je ne parlerai pas pour lui, bien sur, mais pour moi. Dans le meilleur divertissement populaire, que ce soit pour le lecteur ou le spectateur, il doit y avoir une implication. Et si je demande beaucoup à mes lecteurs, ça me permet aussi de leur donner énormément...

k-libre : Alors, en parlant d'Ellroy et vous, La Ville des ombres aborde – et même plus – l'histoire du Watergate qu'Ellroy ne veut pas traiter – vous n'allez pas parler pour lui – mais qu'en pensez-vous ?
James Grady : Ce qui est drôle, c'est que c'est James qui m'a dit d'écrire ce livre [rires]. Car il savait que j'étais à Washington, que je connaissais pas mal de gens impliqués dans l'affaire ; James Ellroy est très théâtral. Nous étions en voiture à Washington, pour une tournée de signatures commune, il a commencé à me parler du livre en martelant le tableau de bord : "Il-Faut-Que-Tu-Écrives-Ce-Livre ! OK ?" J'ai répondu : "Oui-Oui-Oui..." J'y avais déjà pensé mais sans cet encouragement, je ne sais pas si je l'aurais fait.

k-libre : Du coup ça a été un gros travail, quand on voit la densité du livre, non ?
James Grady : Oh, oui, plus de quatre ans. C'est là que nous ne sommes pas d'accord avec James. Lui, il considère l'Histoire et invente tout, c'est un écho de la véritable Histoire. Moi, j'essaie de prendre l'Histoire et de créer une histoire dedans. Quand on regarde mon livre, j'ai fait énormément d'enquêtes et je n'ai pas changé plus de quatre ou cinq détails de l'histoire du Watergate, le reste est vraiment la véritable Histoire. Trouver une histoire de fiction à l'intérieur de l'Histoire a vraiment été un challenge pour moi et j'espère que ça a aidé les gens à décrypter l'histoire...

k-libre : Dans vos romans vu ce qu'ils endurent, les espions ne sont pas loin de sombrer dans la folie. Dans votre dernier ouvrage, Mad Dogs, c'est vraiment le cas ! Alors d'où vous est venu cette idée ?
James Grady : Eh oui [rires]. Il y a toujours des périodes où l'on pense que soit on est fou, soit c'est le monde qui l'est. Lorsqu'on parle de policiers ou d'espions, effectivement, tout ce qu'ils voient dans leur travail a de quoi les rendre fous. En tant qu'auteur, je me demandais ce qu'il pourrait se passer. "And What?" Et, au lieu de finir une histoire sur un espion qui pourrait devenir fou, j'ai eu l'idée de la commencer à ce stade-là. En fait c'est vraiment un livre qui s'est écrit tout seul. Un soir je me suis endormi chez moi, je n'avais pas encore commencé l'histoire de Mad Dogs, et lorsque je me suis réveillé, j'avais trois fantômes de mes personnages qui étaient en train de me hurler aux oreilles en me demandant d'écrire leurs histoires. Et ce sont eux qui m'ont inspiré le livre. J'ai passé un mois à lutter contre leur influence, et puis j'ai fini par craquer et écrire le livre.

k-libre : Mais sous ce couvert humoristique (on pense au mouvement "L'Umorismo" en Italie dans les années 1970), vous continuez à explorer les dérives de l'espionnage et, en particulier, les crimes commis au nom de la raison d'État (quand on pense à Guantanamo...).
James Grady : On m'a parlé de l'influence italienne, vous savez, il y a cet excellent collectif Wu Ming. Si on ne se moque pas de soi-même, si on ne traite pas tout ça avec humour, on est condamné à ne jamais rien apprendre. Et la plupart de mes personnages doivent avoir de l'humour face à ce qu'ils vivent, sinon, je ne peux pas montrer les côtés ironiques de l'Histoire à mes personnages. C'est un peu comme rire en voyant quelqu'un qui glisse sur une peau de banane, c'est une tragédie, mais c'est tellement drôle [rires].

k-libre : Pour finir, quels sont vos projets ?
James Grady : J'ai passé les dix-huit derniers mois à travailler sur pas mal de nouvelles, qui prépareront un futur roman, mais je suis très superstitieux. Et même François Guérif mon éditeur bien aimé ne sait pas quel est mon prochain livre. Mais ça vient...

k-libre : Justement, en arrivant nous avons parlé de vos traducteurs en France, quand Le Condor est sorti chez nous, il y avait une préface spéciale oùvous nous reparliez de François Guérif. Alors, quel est votre rapport avec l'édition française ?
James Grady : François est un trésor culturel pour le monde entier et Rivages comprend à travers son travail (ses couvertures, ses traducteurs…...) que l'art n'est pas national mais global. Je pense que Rivages est une des raisons pour lesquelles j'ai tant de lecteurs et de fans en France. Ce n'est pas un secret, François est mon éditeur préféré et le seul avec qui j'ai envie de travailler en France car François et toute son équipe "comprennent" [en français dans le texte]. Mon traducteur est Jean Esch. Nous travaillons en étroite collaboration. Mes livres contiennent beaucoup d'argot et de termes techniques de la CIA, leur propre argot, et Jean rend ça non seulement compréhensible, mais en tire l'essence pour le lecteur. J'ai beaucoup de chances.

Propos aimablement traduits par Thomas Bauduret


Liens : James Thomas Grady | Mad Dogs Propos recueillis par Christophe Dupuis

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