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Nuit en trois tons
Sous le quadrillage sage dont David Pearson a habillé le livre, qui rappellera à plus d'un ses cahiers d'écolier mais dans la trame duquel on peut aussi, à titre métaphorique, lire les rets du destin ou la prison que referment sur un être fragile une amitié mirifique, un engagement au fond effrayant, ou les circonstances bêtes de la vie, se tiennent trois textes très différents, paradoxalement unis par une profonde homogénéité soulignée par le titre qui, désignant l'ensemble, ne reprend l'intitulé d'aucune des trois nouvelles.
La première - "Le Fils de l'étoile" - adopte le schéma classique du récit de souvenir ; écrite à la première personne, elle est la voix d'un homme mûr, Mestrel, se rappelant un moment marquant de son enfance et a le ton juste du narrateur adulte maîtrisant la langue mais sachant retrouver les accents propres à son émotivité d'enfant. Pour lui, les colonies de vacances n'ont jamais rien eu de "joli". Sauf lorsque lui fut acquise l'amitié de François, mystérieux garçon silencieux se tenant à l'écart des autres, brillant comme un soleil noir aux yeux du narrateur, souffreteux, mal dans sa peau et que molestent facilement les autres membres du groupe. Mais gare à qui s'attaque au protégé de François... Telle une petite sœur de Garden of love avec ce couple de protagonistes rappelant Mathieu et Ariel, cette nouvelle flirte avec le fantastique ; l'écriture sobre et pudique, tout en retenue, est d'une force étonnante - je ne crois pas que les amphigouries hugoliennes, qui rugissent et tempêtent, parviennent à évoquer d'aussi puissante manière la vitalité délétère animant un vieux château lors d'une nuit d'orage...
Avec "Des noms de fleurs" l'ambiance est tout autre - la construction aussi. Le narrateur demeure anonyme, extérieur à ce qui se joue et suit, l'un après l'autre, les personnages de l'histoire jusqu'à ce que leurs chemins se rejoignent. Phrases courtes au présent : elles sont légères comme des flocons de neige et fondent au cœur aussitôt lues mais laissent derrière elles une âme - impression qui perdure d'une grâce terrible car les quatre adolescents du récit sont les acteurs d'une tragédie poétique...
Le narrateur du "père à Francis" lui aussi se souvient. Et rêve. Mais à la différence de Mestrel, il n'est pas si loin de ce passé brûlant : encore adolescent, il est tout proche de son enfance défavorisée vécue dans une banlieue populaire de Marseille. Il aurait pu être une star du foot - son entraîneur, le père à Francis, avait vu clair sans son jeu. Mais une embrouille - dont, au demeurant, on ne saura rien - l'empêchera d'intégrer le Centre de formation de l'OM. La parole de ce jeune garçon - d'une parfaite justesse : le registre de langue demeure d'une extrême familiarité, mais le travail d'écriture est tel que ces tournures orales et relâchées qui trop souvent écorchent l'œil à l'écrit se lisent ici sans lassitude - met davantage en lumière le contexte social que le parcours personnel du narrateur.
Ainsi chaque nouvelle se caractérise par un ton, une posture narrative et une construction qui lui sont propres, donnant à penser que l'auteur a érigé son recueil en un terrain d'expérimentation littéraire. Toutes trois cependant forment un ensemble parfaitement cohérentœ: d'abord parce qu'elles balaient, à travers l'âge de leurs protagonistes allant de la petite dizaine d'années à la quasi majorité, le vaste et trouble champ que l'on nomme "adolescence", ensuite parce que, malgré les disparités d'écriture, se décèle une subtile unité stylistique, notamment dans la manière de procéder par suggestions, de cultiver sous-entendus et non-dits.
Une histoire noire quasi fantastique, avec château, fantômes, crimes et orage. Une tragédie où la mort choisie a le teint délicat d'une peau d'enfant aux nuances florales. Un drame social qui parle façon petite-frappe-de-banlieue-au-fond-pas-méchante-mais-mise-à-terre-par-les-circonstances… Voilà ce qu'a épinglé, de main de maître, Marcus Malte au creux de ces 128 pages: trois visages de la nuit, dont on dispose en effet dans son entièreté - soit qu'elle ait valeur d'éternité, ou qu'elle soit si épaisse qu'on ne puisse, fût-ce en pensée, en distinguer l'issue. Ce recueil qui, concocté avec moins de talent et moins de sensibilité, eût pu passer pour un exercice de style, s'avère parfait - sobre, émouvant, et sans rien qui paraisse superflu ou déplacé.
NB - Le recueil comprend les nouvelles suivantes: "Le Fils de l'étoile", "Des noms de fleurs", "Le Père à Francis".
On en parle : La Tête en noir n°135
Citation
Et les années ont passé, comme des trains sans gare.