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De port en port...
Alex Szénas pourrait reprendre à son compte ce fameux refrain où le chanteur fait voyager sa blessure grande ouverte "d'aventure en aventure, de train en train, de port en port" : c'est, aux trains près, la voie qu'il suit depuis que May, son grand amour, est morte. Et avec elle se sont éteints son désir de peindre, son aspiration à créer. Pire qu'une simple extinction : c'est une volonté farouche de tenir loin de lui tout ce qui touche à la peinture. Comme ses toiles resteront dans son appartement de Stockholm face contre les murs, Alex tourne le dos à son existence suédoise pour ne plus vivre qu'en mer, de cargo en cargo, au gré des missions que lui confie un mystérieux M. Snede : un pli lui est remis qu'il doit à son tour remettre à un destinataire non moins mystérieux qui l'attend à la prochaine escale. De là, nouvelle mission commanditée par M. Snede. Tanger, Lisbonne, Dunkerque, New York : à chaque port son destinataire, des aléas plus ou moins cuisants... jusqu'à l'improbable Thulé, en des confins géographiques où la légende se confond au réel sordide d'une contrée que la "civilisation" a corrompue bien plus qu'elle ne l'a valorisée.
Tandis qu'Alex arrive à bon port, son port, le lecteur, lui, reste à bord, pas encore prêt à débarquer, un peu gris et comme sous le coup d'un envoûtement qui ne le laisse pas lâcher aussi vite, ni aussi facilement – car le roman se prête à être lu d'une traite – ce personnage dont il vient de lire l'autoportrait post-traumatique. Certes, Alex Szénas et ses affres intérieures, ses mésaventures, ses missions énigmatiques dont on se dit que la clef finira par être donnée, ont de quoi tenir en haleine. Mais ce fond, intéressant en soi quoique assez banal, n'occasionnerait qu'un "bon roman" de plus s'il n'y avait, outre un art certain de la narration qui sait ménager les silences et ne dire que l'essentiel mais densément, une forte singularité d'écriture. Rythmique en grande partie, marquée par de brusques variations alternant des passages étales aux phrases syntaxiquement calmes et d'entêtantes plages percussives – un mot par ligne, des expressions reprises en refrain : le texte perd son souffle comme le narrateur sa clarté d'esprit. Parfois la ponctuation s'évanouit, et le rythme, et les repères... Puis le fil se rattrape sans que l'on s'égare. Un savoir-écrire poétique est à l'œuvre qui, à la musicalité, associe nombre d'images bien trempées – et, par là, dépouille de tout aspect convenu les glaucités portuaires, les flots d'alcool, les marins et êtres en souffrance (ou en misère).
La singularité est aussi compositionnelle. Outre que l'auteur s'amuse à brouiller les réels – le narrateur sujet d'une autofiction est promu "objet d'étude" le temps d'un chapitre ; l'œuvre illustrant la couverture, appartenant à "notre" réel tout comme Manu Rich son auteur, est projetée dans la vie d'Alex quand il la mentionne... ‒ et frôle la mise en abyme, son roman est "augmenté". D'une part, il est prolongé d'un "bonus" numérique accessible via un QR Code et, d'autre part, Mira Ceti a connu une première version, parue en 2001 aux éditions Baleine. Deux "périphériques" auxquels on peut ajouter le site de Manu Rich, dont on peut être sûr qu'ils enrichissent le roman mais ne sont nullement exigibles pour tomber sous ses charmes.
Et comme ce minuscule point blanc qu'un peintre posera au bord d'une pupille pour illuminer un regard, une ultime touche d'étrangeté retient l'attention : la table des matières ne conclut pas tout à fait le livre ; elle apparaît après le dernier chapitre mais avant la "bibliographie choisie de l'auteur", sa "Biographie", l'"œuvre en couverture" et le "bonus Mira Ceti". Affaire de rythme ? Volonté de jouer avec les usages comme l'auteur joue des références et des interférences ? Que penser enfin de la manière dont la maison d'édition écrit son nom, renversant à l'intérieur les trois lettres qui, lues à l'envers, forment le mot "ART" sinon qu'il y a là, aussi, une volonté ludique de donner à ABSTRACTIONS un sens "augmenté" ?
Citation
Le sort semblait s'acharner sur moi avec un plaisir sadique. Fuyant la mort, je me retrouvai nez à nez avec elle. Sale gueule. Mauvaise haleine.