Les Fleurs jumelles

Le câble se tend, ça force, le corps se soulève lentement, d'abord en angle. Jacqueline soutient les jambes. Les orteils nus ne devraient pas laisser de marques sur le plancher, mais elle préfère aider, pour éviter toute trace d'ongles. Et aussi pour ne pas rester là sans rien faire, les bras ballants devant l'inéluctable qui s'accomplit.
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Roman - Noir

Les Fleurs jumelles

Politique - Finance - Uchronie MAJ mercredi 22 septembre 2021

Note accordée au livre: 4 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 21 €

Philippe Nicolas
Paris : Cohen & Cohen, août 2021
446 p. ; 23 x 16 cm
ISBN 978-2-36749-084-7

Vertiges spéculaires

Lawrence Vitti, jeune touriste français comme son nom, révélant son ascendance italo-irlandaise, ne l'indique pas, débarque à New York. À peine a-t-il commencé d'arpenter les rues qu'un cadavre atterrit à ses pieds, tombé du sommet du Doo Lane Building, siège de Plume & Light, société renommée à l'international pour ses smartphones, tablettes et autres articles électroniques à loger dans sa poche. La victime n'est autre que Richard Glamm, son fondateur. À quelques mètres de là s'étale un autre corps, chu quasi simultanément et du même toit, celui de Jonathan Braxton, dirigeant de la GlassCom, entreprise spécialisée dans l'optique de pointe. Les deux hommes, au terme d'une entrevue à huis clos, venaient de signer un accord de fusion scellant la convergence de leurs domaines respectifs en un nouveau champ d'activité "à fort potentiel de croissance" : l'optronique. Deux "pépites du Nasdaq" aux comptes sains, dont l'union promettait d'être fructueuse... et à fort potentiel financier. Rien a priori ne semble justifier un double suicide, ou que Glamm et Braxton se soient entretués. Reste la piste de l'assassinat. Peut-être à suivre du côté des Fleurs jumelles, formidable complexe érigé là même où les Twin Towers ont été abattues, manifestation architecturale du très philanthropique "Projet" lancé par Lack Farmayan et dont Plume & Light est un soutien majeur, voire plus loin encore, disons sur le Vieux Continent, dans le passé. Une piste qui sinue beaucoup et louvoie vers les accointances d'Irina Fletcher, la maire de New York, avec le génial Farmayan ‒ comme couvée par cet œil superbe, omniprésent sous de multiples déclinaisons : gravure infinitésimale au creux d'une lentille, gigantesque iris déployé à titre publicitaire dans toute la ville doublé de son slogan injonctif, petit logo stylisé épinglé telle une broche... Mais qui donc "porte" cet œil in vivo ?

La part d'uchronie de ce roman, qui ressuscite à sa façon Ground Zero en lorgnant vers les grandes utopies, et ce fascinant objet optronique autour duquel est nouée l'intrigue (dont je ne saurais dire, trop étrangère pour cela aux nouvelles technologies et aux jeux vidéo, si elle est une utilisation littéraire d'une réalité existante ou bien si elle relève de l'anticipation) lui confèrent une dimension qui le distingue de la pure fiction politico-financière rehaussée d'enjeux technologiques intégrant une enquête criminelle. Il interroge l'hyper-financiarisation du monde, le mauvais sort fait aux laissés-pour-compte, l'emprise croissante des outils numériques... et, symboliquement, la spécularité. L'œil partout présent en est évidemment le signe concret, mais il n'est pas seul : la fonction descriptive est de première importance dans ce récit ; elle en soutient la progression, et ne vise pas qu'à tisser un décor. Elle suscite le regard, le construit, le happe... et le malmène aussi. Soit que les descriptions, dont beaucoup sont de véritables morceaux de bravoure, déréalisent la chose décrite à force de fantaisie poétique ("La rue pullule de taxis jaunes, de bribes de pubs, de taches d'arbustes." ; "Le feu de circulation pendu au-dessus du trafic frétille dans la nuit sous l'effet canyon."), soit qu'elles visent par les mots à tirer vers le visible l'irreprésentable – ainsi l'incipit réussit-il à "faire voir" ce que perçoit un homme en train de tomber d'un building ; quant au fabuleux "son & lumière" mis en œuvre lors de la fête organisée pour l'anniversaire du "Projet", on reste longtemps en état de flottaison au milieu de ses mirages, eût-on fermé le livre. Et comment sortir indemne des voyages optroniques ? Peut-être ces moments paraîtront-ils moins sidérants aux gamers émérites et aux habitués des casques de réalité virtuelle...

Ajoutons enfin que cette matière riche et dense est servie par une construction serrée, qui empêche le moindre relâchement d'attention : le récit est fragmenté avec soin, la tension minutieusement ménagée en des points précis – à l'intérieur des chapitres, d'un chapitre l'autre... ‒, la durée des moments-clefs distendue... Le suspense gît même à l'intérieur des descriptions qui souvent commencent sur un détail dont on ne saisit qu'après coup ce qu'il désigne... Quelle architecture – aussi léchée que celle des Fleurs éponymes. Voilà un magnifique objet littéraire dont l'aura s'augmente d'une puissante résonnance avec l'actualité puisque sa parution coïncide peu ou prou avec la commémoration du vingtième anniversaire des attentats du 11-Septembre.

Pourtant quelque chose d'indéfinissable, opérant comme un contre-sort, m'a retenue au bord de l'envoûtement. Sans cesse la subjugation s'éraillait – d'un rien, mais qui suffisait à lui faire de l'ombre. Ai-je été gênée par les incises qui, dans les dialogues au style direct, nuancent les répliques par des verbes sans rapport avec l'énonciation mais dont on comprend parfaitement, au demeurant, comment ils amènent le sens ("le pousse dans ses retranchements l'adjoint", "la devança Gwenn"...) ? Par cette sensation de disharmonie tonale provoquée par la récurrence de termes familiers ("flic", "clebs / clébard", "la Black"...) dans des passages où pareil registre de langue ne paraît pas justifié ? Une intuition me suggère que ces éléments font écho à d'autres indices (par exemple certains traits distinctifs prêtés aux personnages : les épis rebelles d'Andy Novak, le manque de finesse du "molosse"...) témoignant d'une certaine forme d'humour – un humour imperceptible, davantage empreint de fantaisie que de drôlerie – et que tout cela caractérise un style, singulier et bien affirmé. D'où je déduis que ma réticence n'est rien autre qu'un manque de réceptivité et que, à ce titre, elle mérite à peine un chuchotement. Shhh... Shhh...

NB. Pour en savoir plus sur cet étonnant roman, son auteur, les événements qui le promeuvent… une visite de son site s'impose .

Citation

L'homme se relève en laissant glisser ses mains dans les poches de sa veste et commence à reculer vers la foule. Lawrence Vitti aperçoit par-dessus ses verres fumés des prunelles vert-de-gris à l'éclat intense. L'inconnu, en croisant le regard de Lawrence, propage aux iris bleus du jeune homme le virus noir de la mort.

Rédacteur: Isabelle Roche mercredi 22 septembre 2021
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