L'Empreinte du passé

Dans la cour du château de Versailles, rigolards, avec des cheveux qui nous léchaient les vestes trappeur, les moumoutes, les cabans. De vraies gueules de cons, sur deux rangs, comme une équipe de foot de quatrième division. On était là, tous, vivants.
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vendredi 29 mars

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Roman - Policier

L'Empreinte du passé

Social - Whodunit - Chantage MAJ mardi 30 août 2022

Note accordée au livre: 5 sur 5

Poche
Réédition

Tout public

Prix: 8,2 €

Patricia Wentworth
Out of the Past - 1955
Traduit de l'anglais par Patrick Berthon
Paris : 10-18, mars 1994
224 p. ; 18 x 10 cm
ISBN 978-2-264-00140-5
Coll. "Grands détectives", 2473
Une enquête de miss Maud Silver, 23

Ce qu'il faut savoir sur la série

Miss Maud Silver fait sa première apparition dans Grey Mask en 1928, au détour d'un dialogue entre deux amis : elle est présentée comme "un détective sérieux"* nommé "Maud Silver, une vieille fille"*. Elle est "une petite personne, sans teint, aux traits insignifiants, aux cheveux grisonnants soigneusement réunis en une lourde torsade sur la nuque"*. Elle ne porte pas encore cette frange victorienne retenue par une résille qui sera l'une des marques les plus spécifiques de son aspect. Mais cette "petite femme", qui semble "dater de l'époque victorienne"*, respire déjà la désuétude dont elle sera empreinte tout au long de sa carrière fictionnelle. Et, déjà, elle tricote – elle demeurera indissociable de ses aiguilles et de ses pelotes de laine ; seuls changent les ouvrages qu'elle entreprend. Ici des bas, là des paires de chaussette, ailleurs un assortiment de brassières...
On apprendra, au gré de ses enquêtes ultérieures que, préceptrice retraitée, elle s'est lancée dans les "enquêtes privées" pour améliorer son ordinaire. Comme, par exemple, s'offrir les services d'une gouvernante, Emma Meadows. Elle a deux nièces ayant chacune des personnalités très différentes mais avec lesquelles elle s'efforce d'entretenir des relations suivies ; elle parle français, admire le poète Alfred Tennyson (1809-1892) qu'elle cite fréquemment – elle doit d'ailleurs son prénom au poème Maud, composé en 1854 et publié l'année suivante dans un recueil intitulé Maud and Other Poems. Elle est dotée d'une excellente mémoire, d'une faculté d'observation exceptionnelle, sait favoriser les confidences... et ne néglige pas de se livrer à des filatures ou à de petites expériences de terrain quand l'enquête l'exige. Elle collabore presque toujours avec l'inspecteur Frank Abbott, de Scotland Yard, souvent flanqué de son supérieur, l'inspecteur-chef Lamb.
Il faut attendre dix ans après Grey Mask pour la voir réapparaître dans The Case is Closed (1937) et elle ne devient l'enquêtrice exclusive de Patricia Wentworth qu'à partir de 1943.

Concernant sa réception en France, on notera que parmi les "Enquêtes de miss Maud Silver"», deux seulement ont été traduites dans la foulée de leur publication originale : Grey Mask (1928) paraît en 1930 sous le titre L'Homme au masque gris aux éditions Firmin-Didot et The Clock Strikes Twelve (1944) en 1946 sous le titre L'Horloge sonne minuit aux éditions S.E.P.E. The Eternity Ring (1948) attendra douze ans avant de paraître sous le titre Le Hallier du pendu à la fameuse Librairie des Champs-Élysées dans la non moins fameuse collection "Le Masque". Ce n'est qu'à partir de 1979 que se poursuivront les traductions des "Enquêtes de miss Maud Silver", chez Seghers et Edimail. Elles seront rééditées à partir du début des années 1990 dans la collection "Grands détectives" de 10-18, qui rassemble aujourd'hui l'ensemble des trente-deux romans – dont seize primo-traductions.
On lira avec intérêt, tant en ce qui concerne le personnage que sa créatrice, l'article de Françoise Dupeyron-Lafay, "Les représentations de la famille et les fonctions de l'intime dans la série des 'Miss Silver Mysteries' (1928-1961) de Patricia Wentworth", paru dans la revue électronique Textes et contextes publiée par le centre inter-langues "Texte Image Langage" de l'université de Bourgogne. Article mis en ligne le 15 décembre 2020.

* Les citations affectées d'un astérisque sont tirées de la première traduction de Grey Mask – par M.-L. Chaulin – parue en 1930 sous le titre L'Homme au masque gris.

L'art du remaillage

Mrs Burkett, convalescente, achève un séjour de deux semaines à Cliffton-on-Sea. Un matin, désireuse d'échanger quelques mots avec sa logeuse, miss Darsie Anning, elle pousse la porte de la pièce où elle pense la trouver – et en ressort aussitôt après avoir entendu Darsie crier à la face d'un magnifique jeune homme : "Je pourrais te tuer pour cela !" Tout émotionnée, elle rapporte la chose à sa chère tante qui l'a accompagnée – et qui n'est autre que miss Silver. Cette dernière semble déjà savoir bien des choses au sujet de miss Anning dont la flambée de violence étonne tant elle s'était jusque-là montrée fort aimable, et même du si beau jeune homme : elle a en effet eu l'occasion de beaucoup bavarder avec une certaine Esther Field, en villégiature tout à côté, à Cliff Edge, chez les Hardwick. Un toussotement, des mains qui reprennent un tricot en cours passé un instant contemplatif devant une fenêtre : pas de doute, miss Silver est déjà en posture d'écoute et de réflexion – l'affaire qui requerra toutes ses capacités de raisonnement et de déduction n'est pas loin.

Les lecteurs, eux, ont déjà pu humer, en amont de cette scène, les premiers effluves d'un drame prochain, à la faveur de banales conversations où, l'air de rien, se succèdent une multitude de noms assortis de liens affectifs et/ou familiaux et de l'habituelle cohorte de souvenirs largement étoffés de commentaires. Un prologue, puis trois chapitres courts et ramassés où nous sont présentés les protagonistes d'une petite société parcourue de tensions et réunie dans un espace restreint suffisent à faire tenir tout cela – signe d'une impeccable maîtrise narrative dont on verra, tout au long du roman, qu'elle ne fléchit jamais. À Cliff Edge, donc, vieille et vaste demeure que James Hardwick a héritée de son grand-oncle Octavius, séjournent, outre son épouse Carmona, Pippa Maybury, une amie d'enfance de celle-ci, le colonel Trevor, jadis le tuteur de Carmona et sa femme Maisie, Mrs Esther Field, veuve du célèbre peintre Penderel Field et tante de Carmona, et Adela Castelton, une autre "amie d'enfance" mais d'Esther Field. Rien que de très amical et chaleureux entre eux jusqu'à ce que débarque Alan, beau-fils d'Esther, ex-fiancé de Carmona, après trois années d'absence pendant lesquelles il a vécu en Amérique du Sud sans donner de nouvelles.
Il a besoin d'argent. Pour être sûr d'arriver à ses fins, il ne se borne pas à quémander en usant de son charme : il fait chanter ses proches, avec un machiavélisme consommé. Alors forcément, lorsque son cadavre est découvert au petit jour dans la cabane de bain des Hardwick, les suspects pourvus d'un solide mobile sont nombreux. Darsie Anning est loin d'avoir été la seule à souhaiter la mort du bel Alan...

Le terrain peut paraître trop bien préparé qui mène au crime, et à la victime attendue : outre qu'Alan Field est décrit de façon à susciter la plus vive antipathie, il est confronté à plusieurs personnages qui expriment clairement leur souhait de le voir mort, si bien qu'on eût été étonné qu'il ne soit pas tué. Mais justement, cette mort par trop opportune, et cette foule de suspects dont l'un en particulier cristallise d'emblée tous les soupçons, complexifient l'affaire au lieu de la simplifier, et imposent avec force de ne pas s'arrêter aux apparences. Et puisque complexité fait loi, une disparition inquiétante signalée à Londres va aboutir à ce que l'inspecteur principal Lamb et son fidèle subordonné Frank Abbott se chargent finalement d'enquêter sur le meurtre d'Alan Field. Et le trio wentworthien d'être ainsi à pied d'œuvre quand miss Silver n'avait au départ d'autre rôle que de tenir compagnie à sa nièce...

On notera que miss Silver entre en scène à la faveur d'un incident de tricot : c'est en prodiguant ses conseils à une tricoteuse malhabile qui ne cesse de perdre ses mailles (et dont la vie est elle-même "démaillée" par bien des aspects) que la vieille dame recueille des propos qui, ultérieurement, s'avéreront riches de sens une fois le meurtre commis. On n'insistera pas sur la signification symbolique de cette propension à perdre les mailles à laquelle remédie une Maud Silver si habile par ailleurs à résoudre les énigmes. On relèvera aussi que miss Silver n'intervient à proprement parler qu'après avoir été professionnellement intéressée à l'affaire - en d'autres termes, explicitement engagée comme détective et rémunérée pour cela. Jusqu'à ce que Pipa Maybury vienne la consulter professionnellement, Maud Silver adopte une posture de prudence confinant même à la réticence quand elle dialogue avec l'inspecteur Abbott – mais sous des propos parfois très euphémistiques perce une sagacité imparable...

À l'instar des autres volumes de la série, l'intrigue criminelle est prétexte à compléter le portrait de miss Silver, à la fois sur le plan vestimentaire – on découvre ici, petit détail ornemental, sa broche préférée en forme de rose sculptée dans du chêne de tourbière avec en son centre une perle d'Irlande épinglée sur une robe vert olive – et de sa personnalité – par-delà les fondamentaux qui fixent le personnage d'un roman l'autre, on la voit réticente à prendre part aux investigations sans y être professionnellement invitée tandis que sa facette un rien surnaturelle, si présente dans Grey Mask, affleure dans cette boutade lancée par Frank Abbott faisant allusion à ce don d'ubiquité que lui prêterait son supérieur.

S'il n'y a pas véritablement d'inventivité dans la construction du roman on ne peut que s'incliner devant le savoir-faire avec lequel l'auteure a procédé. Nous ne saurions résister à l'envie de mentionner, entre autres petits bijoux narratifs qui parsèment ce roman, ce court chapitre qui, vers la fin du récit, met la victime en présence de son assassin. Entre monologue intérieur – mais toujours rapporté du point de vue du narrateur omniscient – et description minute par minute de ce qui est en train de se produire et des postures de chacun des personnages sans jamais désigner l'assassin autrement que par l'autre, ces quelques pages montrent combien la romancière possède l'art de raconter par le menu un événement crucial sans rien dire qui nuise au suspense ou dévoile le moindre élément susceptible de laisser entrevoir l'identité du criminel.
Rattraper les mailles baladeuses d'une tricoteuse maladroite ou reconstituer fil à fil le tissu des événements... c'est, pour la sagace Maud Silver, tout un talent. Un talent qui n'a d'égal que celui de Patricia Wentworth pour ourdir un récit, entretenir le suspense et distiller avec tact un humour de bon aloi.

Citation

C'était bien là Maudie. Le modèle victorien appliqué. La morale tirée. Une pénétrante analyse de caractère. Le tout servi avec l'indispensable garniture tennysonienne.

Rédacteur: Isabelle Roche vendredi 22 juillet 2022
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