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Crime en Jaune in Histoires de détective, vol. 2
Poche
Réédition
Tout public
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Christine Halpern
Paris : 10-18, avril 2002
334 p. ; 18 x 11 cm
ISBN 978-2-264-03522-6
Coll. "Domaine étranger", 3403
L'Incomparable
À propos du "Détective sans nom" de Dashiell Hammett, dans Crime en Jaune1.
"De l'humour, de l'habileté et de l'estomac. Tout ce qu'on demande à un adversaire" digne de ce nom, le "Détective sans nom" de l'Agence Continentale de San Francisco ("The Continental Op"), qui sévissait de 1923 à 1934 dans le magazine "Black Mask", sous la plume de Dashiell Hammett, en fait la triple racine de ses enquêtes comme de sa conduite personnelle dans les circonstances les plus critiques.
Rompu aux codes et rouages de la rue, le "Détective sans nom" s'y comporte en parfait aristocrate, ne se laissant jamais approcher qu'avec les plus délicates pincettes, usant lui-même d'une courtoisie infaillible et tenant pour une élémentaire marque de respect qu'on mette du talent et de la conviction dans le mensonge ou la crapulerie les plus abjects.
Ce personnage anonyme et altier, qui prendra toute sa dimension dans les romans La Moisson rouge et Sang maudit, ont valu aux amateurs de pulp fictions une petite révolution dans les années 1920, par la vraisemblance des enquêtes menées (Hammet fut lui-même détective quelques années2) comme par la rudesse des situations et la précision documentaire, leur portée et leur rigueur sociales ; série "d'histoires de détective" dont Crime en jaune constitue un insondable joyau.
Indifféremment appelé Le Maîtres des Piégeurs, Le Maître des Mystères, L'Empereur des Aigles, L'ancêtre des Molosses ou L'Incomparable, par un certain Chang Li Ching - vieillard d'une courtoisie métaphorique à toute épreuve, veillant depuis le ChinaTown de San Francisco (quartier considérablement décimé par le tremblement de terre de 1906) aux intérêts de la Chine et à sa résistance face à l'emprise japonaise -, L'Incomparable limier, donc, pour démêler les meurtres de deux domestiques, devra reprendre à rebours les conflits sino-chinois, jusqu'à l'abdication mandchoue de 1912 et l'exil controversé de leurs représentants fortunés (indûment fortunés), déclenchant la haine des Cantonais de Frisco. Parmi ces indésirables Mandchous : le père de l'héroïne, Lilian Chan, jeune lettrée qui ne "garde plus d'oriental que l'argent que son père lui a laissé", un "palais sur les rives du Pacifique", à San Mateo, et quelques domestiques, dont deux viennent de se faire estourbir, et apparemment par erreur.
Le vieillard Chang Li Ching saluera comme il convient la patience et la clairvoyance qui auront mené l'enquêteur jusque lui : "Lorsqu'un si noble Chasseur prétend s'inquiéter de la mort de quelques domestiques, que peut penser Chang, sinon que le Très Grand trouve plaisir à dissimuler ses véritables intentions ? Cependant, comme les mortes étaient des servantes, et non des Privilégiées Ceintes de Soie, il se peut que le Maître des Piégeurs ait jugé le chétif Chang Li Ching, représentant obscur de la caste des Cent Noms, assez humble pour ne rien ignorer des affaires des humbles. Qui mieux qu'un rat connaîtrait les mœurs des rats ?" Je vois pour ma part beaucoup de justesse dans le portrait que ce vieillard évanescent fait de lui-même (humilité distribuée avec magnificence, à la troisième personne), si on le rapporte au "Détective sans nom", lui-même humble parmi les humbles, et qui ne saurait rien ignorer ni négliger de sa parenté avec l'humanité qu'il file et questionne.
Les ressorts des intrigues qu'il prend en charge, s'ils sont d'abord passés au crible d'une investigation en règle, sur la base d'indices soigneusement répertoriés, se réduisent toujours, au bout du compte, à des imperfections humaines. Et les histoires du "Détective sans nom" ne s'achèvent jamais que sur l'éclaircissement d'impressions fugaces, sur la levée complète du trouble vague qu'elles ont laissé en lui : un tremblement de paupière, l'humidification subreptice d'une lèvre inférieure, dominée par le mensonge ou l'inexactitude, les rougeurs subites et trop systématiques d'un personnage maladroitement installé dans le rôle de l'innocent... Autant de détails qui finissent, si beaucoup d'autres demeurent sans signification notable, par s'assembler en un monceau de faits encore très fragile, mais déjà certain, et qui finit par tenir le langage de la vérité.
L'Incomparable accorde une importance toute particulière à ces impressions, et jalonne méticuleusement son enquête des intuitions et réflexions qu'elles lui inspirent, comme dans cette précédente histoire, où l'avocat qui fait appel à ses services le noie sous des périphrases enflammées, chaque fois qu'il évoque le malheur frappant sa cliente : "Je n'aime pas l'éloquence : si elle n'est pas assez convaincante pour percer votre carapace, elle vous ennuie, et si elle vous convainc, elle trouble vos pensées3." Et l'Incomparable n'aura ensuite de cesse de découvrir ce que cache la méfiance que lui inspire cette troublante éloquence. (Méfiance qui se retrouve également dans le style direct d'Hammett.)
Du flair, sans doute, mais surtout une solide batterie de préceptes frappés au coin de l'expérience, dont les histoires d'Hammett sont truffées, qu'elle mettent en scène un détective ou pas, qu'elle soient plus ou moins autobiographiques. Ainsi de cette maxime, fin de notre digression déjà trop longue, empruntée à son roman inachevé Tulip : "Aucun sentiment ne peut être fort s'il faut le tenir à l'abri de la raison. C'est comme ces ivrognes qui cognent sur leur femme et pleurent sur un oiseau blessé."
Maxime qu'on peut très bien entendre sans dissonance particulière de la bouche-même de notre Incomparable, bien que ces deux tirades soient espacées d'une trentaine d'années passées entre écriture de scénarios, alcool, femmes, maladie, une Seconde Guerre mondiale, (Hammett était revenu tuberculeux de la Première), procès McCarthyste et prison pour ses accointances communistes, alcool, delirium tremens, sobriété et incapacité d'écrire.
Ressort de cette philosophie pratique une certaine bienveillance de l'Incomparable vis-à-vis d'hommes et de femmes qui ne correspondent que de très loin à l'idée qu'il se fait d'une existence honnêtement menée (même si l'honnêteté à laquelle il pense lui-même n'emprunte pas toujours des chemins légaux), mais qu'il ne fait jamais tomber dans les mailles de ses pièges sans être convaincu qu'ils s'en sortiront sains et saufs. Et pour contredire l'expression-même sous laquelle furent réunies les correspondances de Dashiell Hammett4 : la mort, pour l'Incomparable, ce n'est jamais pour les poires. Il lui arrive même, pour sauver une vie, de prendre le contre-pied de son parti pris éthique (et esthétique, pour ce qui est d'Hammett) et de faire preuve d'éloquence5...
Mais reprenons notre entretien avec le Vénérable Chang Li Ching là où nous l'avons interrompu :
- Où puis-je trouver Hoo Lun et Yin Hung ?
- Une fois encore je me vois enlisé dans le marais de l'ignorance et ne me console qu'à la pensée que le Maître des Mystères connaît la réponse à ses questions et se plaît à dissimuler le but qu'il atteindra infailliblement à son modeste serviteur.
Et ce fut tout ce que je pus obtenir.
Au retour comme à l'aller, l'Incomparable sera parfaitement incapable de se repérer dans la maison labyrinthique de ce délicieux criminel de China Town. Un cadavre avait honoré la cabane du Vénérable dès l'arrivée de l'Incomparable, accompagné par un serviteur voûté et chauve, "au cou mince, noué comme un morceau de corde". Et nous ne sommes plus très sûrs, malgré son statut d'Immortel de papier et tous les superlatifs métaphoriques dont le vieillard vient de l'affubler, de voir l'enquêteur sortir sain et sauf de ce guêpier raffiné. (Et nous n'en sommes qu'au début de son enquête.) Mais en sortant comme en entrant, l'Incomparable aura loisir d'une réflexion qui le résume en plein, dans les grandes lignes comme dans le détail, et peut-être tire un portrait assez approchant de Dashiell Hammett lui même, si on prend la peine d'entendre dans "maison" : "guerre", "maladie", "galère", "amour" :
"Si je devais mourir de mort violente, la connaissance de ma situation géographique ne pouvait guère m'apporter de réconfort. Si, par contre, je devais sortir indemne de cette maison, que m'importait l'itinéraire suivi."
NdR.
1. Novembre 1925. "Black Mask". Histoires de détective, vol. 2. 10-18 coll. "Domaine étranger". 2002.
2. Dans "Les Doigts glissants", Histoires de détective, vol. 1. est décrit dans le détail le travail d'investigation d'une équipe de détectives privés. D'une manière générale, les histoires de Dashiell Hammett parues dans "Black Mask" sont d'une précision technique irréprochable. Concernant la filature, notamment, cela relève véritablement du manuel...
3. "La Mort du Docteur Estep" – I - Histoires de détective, vol. 1.
4. La Mort, c'est pour les poires. éd. Allia.
5. On assistera à ce prodige dans la nouvelle intitulée "Pièges à filles", "Black Mask", mai 1925, in Histoires de détective, vol. 2.
Vous pouvez retrouver l'ensemble de ces chronique dans le dossier Retour aux sources.
Citation
Si je devais mourir de mort violente, la connaissance de ma situation géographique ne pouvait guère m'apporter de réconfort. Si, par contre, je devais sortir indemne de cette maison, que m'importait l'itinéraire suivi.