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Lecture scandinave : Roulette chinoise
© David Delaporte / k-libre
08 mai 2013 -
Roulette chinoise, de Staffan Bruun (Kinesisk rulett - Schildts, 2002). Un cadavre est trouvé dans un sac de joueur de hockey, dans le coffre d'une Volvo, en plein centre de Helsingfors. Il n'a plus de tête ni de mains et on a prélevé sur lui (après l'avoir anesthésié, tout de même) les poumons, le cœur, le foie et les reins, ne lui laissant que... son pénis. Un détail le rend facilement identifiable : ses pieds, qui chaussent du... cinquante. Il s'agit d'Emmanuel Takki, devenu héros national de la Finlande depuis qu'il a remporté le dix mille mètres des jeux Olympiques d'Athènes en 2004 (le roman se déroule en 2005 et donc dans l'avenir). Mais il a été pris en flagrant délit de dopage, interdit de compétition, et ne devait donc pas prendre aux championnats du monde d'athlétisme qui vont avoir lieu à Helsingfors au cours de l'été. Suite à cette disqualification, il a disparu sans laisser de trace, même pas sa Porsche pourtant facile à repérer. Henrik Venäläinen est chargé de l'enquête, avec son adjoint Johan Jokinen. Nous retrouvons aussi Burt Kobbat, héros des précédents romans de Bruun, journaliste qui arrondit ses fins de mois en rédigeant des scénarios d'émissions télévisées pour enfants. Il est contacté par le journal norvégien VG, qui veut utiliser l'affaire pour des articles à sensation, et profite de la situation pour faire monter les prix. Il commence par interviewer Pamela Partanen, compagne de Takki, une des plus belles femmes de Finlande. Comment se fait-il que, alors qu'il s'entraînait avec des Chinois (spécialistes du camouflage du dopage), il ait été assez bête pour prendre de la Nandrolone, produit facile à détecter ? Elle n'en a aucune idée. Santesson, son médecin, non plus. Santaharju, l'entraîneur, nie tout dopage, pour sa part.
L'action se développe alors sur plusieurs pistes qui semblent ne rien avoir à voir l'une avec l'autre mais finiront par se recouper. Un commando d'activistes antivivisection prend en otage Santesson pour l'obliger à donner ordre d'arrêter toutes les expériences sur les animaux. Il est dirigé par Fredrika Udd, vingt-quatre ans, étudiante en histoire au crâne rasé et "anti-tout", qui se fait appeler Mirjam et lance des actions de provocation (libération de cobayes, boules puantes dans les McDo de la ville...). Son chemin croise celui de Burt lorsqu'il manque de l'écraser puis se trouve mêlé malgré lui à l'attaque d'un magasin de fourrures à laquelle elle prend part. En bonne écolo radicale et politisée, elle refuse même de manger... des frites. Kobbat et elle vont être amenés à cohabiter pendant tout le livre, en particulier pour fournir un alibi à Fredrika en lui permettant de diriger son commando et de planifier une action de grande envergure. Mais la cohabitation entre individus de sexes différents comporte des risques, en particulier celui de tomber amoureux. Pour sa part, Burt mène une campagne de harcèlement contre son "ennemi intime", le diplomate Paul Schönberg, auquel il fait subir divers affronts en forme de mauvaises plaisanteries signés "l'homme au marteau". À Moscou, un certain Alexandre Nikitin, récemment sorti de prison, quitte son pays très discrètement pour échapper à une obscure menace. Il est surveillé par un mendiant "aveugle" - mais équipé d'un téléphone mobile. Une fois à Helsingfors (après un détour par une banque suisse), il se met en quête de Santesson, mais nous savons qu'il est toujours filé. La presse, elle, fait état d'une "épidémie" de décès parmi les sportifs chinois de haut niveau - en même temps que d'une recrudescence des exécutions capitales. N'y aurait-il pas un lien avec la nouvelle technique en matière de greffe d'organes dont se vantent les Chinois ? On murmure que certaines exécutions auraient lieu dans des... hôpitaux.
Alors qu'on retrouve enfin la Porsche de Takki, le seul témoin du transfert du cadavre dans la Volvo (une vieille dame) est assassiné à son domicile par un individu à l'allure extrême-orientale déguisé en livreur de pizza. Quelques minutes avant qu'elle reçoive la visite de la police. Curieux ! Comment la presse a-t-elle su, aussi, que les organes de Takki avaient été prélevés et qu'on n'en a toujours pas retrouvé trace ? Y aurait-il une fuite au sein de la police ? C'est alors qu'intervient le troisième meurtre : Alexandre Nikitin est retrouvé étranglé dans le coffre de la voiture de... Burt Kobbat. Il a été torturé au couteau et brûlé à la cigarette. Il s'avère que c'est un ancien diplomate en poste à Pékin lors de l'attribution des jeux Olympiques à cette ville, et qu'il a été condamné pour détournement de fonds (mais pas pour corruption, alors qu'un membre du Comité Olympique finlandais témoigne en ce sens). Et il connaissait bien Santesson.
Au cours de sa petite enquête personnelle, en marge de l'officielle, Burt s'aperçoit que Santesson et Santaharju ont passé trois heures ensemble dans la cuisine du restaurant chinois Shanghai Lily, et que le premier possède des parts dans cet établissement. Il s'y introduit clandestinement et découvre, au sous-sol, des salles d'opération en parfait état de marche. Dissimulé, il surprend une conversation qui ne laisse aucun doute : on y pratique des greffes d'organes, ceux-ci arrivant - par la valise diplomatique - déguisés en produits alimentaires. On y transplante aussi des fibres musculaires d'animaux sur des sportifs. C'est ainsi que Takki s'est fait prendre pour dopage : on lui avait transplanté des fibres d'un pur-sang dopé ! Une fois "brûlé" sur le plan sportif, on a utilisé ses organes pour "booster" un Chinois et on a gardé sa tête comme "banque de gènes". Peu après, deux Russes sont arrêtés à la frontière alors qu'ils tentaient de passer des armes et un sac contenant quatre-vingt-dix mille euros et portant les empreintes de Nikitin, qu'ils ont assassiné pour régler leurs comptes maffieux.
Schönberg s'introduit clandestinement chez Kobbat pour se venger, mais il est arrêté par la police, après un quiproquo rocambolesque - on le prend pour un complice des écolos radicaux alors qu'il est leur ennemi juré et ses explications sont tellement invraisemblables qu'on le croit fou. Quant au dénouement, il fait presque penser aux frères Marx : attiré dans un piège, Burt Kobbat va servir de cobaye (on lui fait remarquer que son foie et ses poumons sont en si piteux état qu'ils sont tout juste bons pour des Russes) lorsqu'il est sauvé conjointement par les écolos qui attaquent le restaurant (où on sert de la viande de chien, de serpent, etc.) et par la police qui les traque ! Le plus dur sera de définir le crime et de disculper Burt, dans la voiture duquel on a trouvé un bidon contenant du sang de Takki. Heureusement, Fredrika accepte de témoigner... par e-mail qu'il l'a pris chez Schönberg (lequel profitait de sa position pour faciliter le trafic). Il faudra aussi punir le policier indélicat qui a organisé les fuites. L'épilogue peut alors se dérouler... à Paris, au cours d'une escale vers New York, où Burt va retrouver sa femme et Fredrika organiser une action contre l'Onu - où travaille la femme de Burt.
On ne peut que recommander très chaudement la publication de ce livre en français. L'intrigue est menée de main de maître et tambour battant. En outre, elle aborde nombre de problèmes cruciaux de notre époque ayant trait peu ou prou à la survie de l'humanité et de la planète (même si les solutions à courte vue des écolos radicaux font l'objet d'une douce satire : Fredrika, qui prêche l'amour libre, s'avère jalouse). Et surtout il est rédigé de façon très savoureuse. Il y a des moments franchement drôles dans ce roman "noir" : les employés qui courent dans les couloirs du laboratoire à la poursuite des cobayes "libérés", la perruche qui refuse obstinément d'être libérée, elle, les perpétuels changements de perruque de Fredrika ou encore la scène où la police, voulant arrêter une femme au crâne rasé, se trouve devant des dizaines de femmes sans un cheveu sur le caillou. Quant aux poissons rouges, ils meurent sitôt transférées dans l'eau d'une piscine ! Le personnage de Kobbat renouvelle un peu le "privé" traditionnel et le dialogue entre Fredrika et lui est excellent. L'usage du téléphone portable à écran crée des situations piquantes (sans compter que les images transmises par ce moyen peuvent être manipulées) et la scène d'amour du chapitre 54, sur fond de polémique politique, réalise le tour de force d'être à la fois savoureuse et émouvante. La satire n'épargne personne, pas plus les profiteurs éhontés d'un système inhumain que ses critiques qui se donnent bonne conscience au prix, parfois, de contorsions intellectuelles. Cet excellent roman mêle divertissement et réflexion. Il possède un ton qui fait penser à l'humour d'un Kaurismäki ou à un San-Antonio finlandais - jeux de mots en moins, encore qu'il y en ait.
Vous pouvez retrouver dans le dossier Lectures scandinaves toutes les chroniques inédites de Philippe Bouquet
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Par Philippe Bouquet