CHRONIQUES

livres • bandes dessinées • comics
Prix : 7.5
INFORMATIONS LIVRE
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Numéro collection : 3431
ISBN : 978-2-264-03417-3
Nombre de pages : 318
Format : 11x18cm
Année de parution : 1948
Titre original : The Traveller returns
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8 / 10

Un troublant retour

Être, ne pas être... and so on

Londres, 1943. Dans le hall du ministère du Ravitaillement, Anne Jocelyn attend pour obtenir une carte d'alimentation. Elle tâche d'oublier la queue qui paraît ne pas devoir se résorber en songeant au domaine familial et à son mari, Philip. Nul doute qu'en bon veuf, il planifie déjà l'utilisation qu'il fera de l'argent de feu son épouse – car Anne est réputée morte depuis 1940, tombée au cours d'une fusillade tandis qu'elle tentait de quitter la France avec une cousine, Annie Joyce qui, elle, en avait réchappé… Or la voici qui resurgit. Et quand elle apparaît sur le seuil de la vaste demeure, vêtue comme elle l'était lorsqu'elle avait posé pour son portrait, peint juste après son mariage – manteau de fourrure, robe bleue et rang de perles autour du cou – c'est la sidération. Quelque chose cependant cloche. Outre qu'il n'est pas facile de voir revenir quelqu'un dont la disparition, toute douloureuse qu'elle soit, a finalement conduit à contracter de nouvelles habitudes, voire à former des projets d'avenir où il ne figure pas, les familiers d'Anne Jocelyn, son mari au premier chef, doutent de son identité. Anne ne serait-elle pas Annie ? Oh certes, les explications que donne la revenante sont parfaitement crédibles et cohérentes, pourtant elle ne parvient pas à convaincre qu'elle est bien Anne. Mais toutes les tentatives pour la prendre en défaut tournent court.

À partir du thème classique du « présumé-mort-qui-revient », Patricia Wentworth orchestre un récit prenant où la question de l'usurpation d'identité reste posée jusqu'au bout tant sont maintenues malgré mille vacillements les oscillations entre doutes, démentis menant à des certitudes elles-mêmes basculant à nouveau vers le doute. Sans compter les intermittences des cœurs – qui ont aussi, et largement, leur place… Mais qu'on ne s'y trompe pas : sous une sentimentalité omniprésente et moult considérations sur la couleur d'un tailleur ou l'aspect plus ou moins soigné d'une chevelure se déploie une énigme retorse qui, d'une confusion entre Anne et Annie savamment entretenue, évolue peu à peu vers une intrigue d'espionnage dont les enjeux dépassent largement l'ambition d'une laissée-pour-compte aspirant à conquérir ce qu'elle considère comme son dû – fortune et statut social.

Le récit prend le temps de s'installer – l'on peut dire que les quinze premiers chapitres remplissent le rôle dévolu au théâtre à la « scène d'exposition » : les lieux sont patiemment décrits de même que les personnages ; on comprend les liens qui les unissent par le biais de répliques où ils sont évoqués du point de vue des seuls locuteurs – comme « supposés connus » du lecteur – et à travers les circonstances qui les mettent en présence. Si l'on est de prime abord tenté de lire en diagonale ces interminables commentaires de Mrs Armitage à propos des Jocelyn, ou bien ces descriptions qui paraissent redondantes, on finit par accrocher au récit, sans que cela relève d'une véritable décision de lecture – c'est une sorte de charme qui opère. Plus aucun mot ne paraît superflu, les apparentes redites, répercussion narrative d'une pluralité de points de vue sur un même objet, un même fait, s'avèrent porteuses d'informations – comme si, dans un film, on maintenait au montage toutes les prises réalisées sous différents angles. Une fois le « clan Jocelyn » bien campé, avec son lot de nodosités familiales, le terrain est prêt pour l'arrivée de miss Silver, la détective de service. Une charmante vieille dame à qui l'on se confie spontanément, qui tricote et toussote beaucoup – vraiment beaucoup – tandis qu'elle converse, réfléchit et déduit.

Miss Silver, donc, entre en scène au chapitre 16 alors que l'on est déjà à mi-récit. De manière tout à fait fortuite, sans avoir été sollicitée en tant que détective : une rencontre de hasard dans le train, que prolongera un goûter chez des connaissances. L'on verra dès lors combien le temps d'exposition était nécessaire : tous les détails qui y sont distillés, par conversations interposées ou par le truchement de réflexions intérieures des uns ou des autres, deviennent pièces d'un puzzle qui se reconstitue très progressivement – il faut rester attentif, et la mémoire bien affûtée, jusqu'à la dernière page. Une attention que l'on n'a guère de peine à conserver tant la construction est magistrale : la progression de l'intrigue, le rythme des chapitres comme des événements, la linéarité chronologique émaillée de retours en arrière et ponctuée de petites anticipations qui loin de « vendre la mèche » accroissent au contraire le suspense… tout est millimétré et concourt à garder le lecteur sous la coupe du récit. C'est de la dentelle narrative. Mais, pour être dans le ton sans doute faudrait-il user d'une comparaison plus « tricotée » car, dans ce roman, les aiguilles vont bon train et l'art du tricot conversationnel s'y cultive au même titre que celui de la déduction… Sans oublier l'humour, loin d'être absent et qui souvent a une tonalité valant coup de griffe.

Article initialement paru le 22 décembre 2021
Publié le 21 mai 2025
Mis à jour le 21 mai 2025
Miss Silver n'aurait jamais admis devant un tiers que son manque de centimètres constituait un handicap. En fait, c'est seulement quand elle était dans la foule qu'elle le reconnaissait. En toute autre circonstance, son port digne le lui faisait oublier.
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