Par une fraîche nuit de juin 1993, un cargo s’échoue sur un banc de sable à proximité de New York. À son bord, près de trois cents clandestins chinois ayant entrepris depuis des mois un voyage désespéré. Parti quatre mois plus tôt de Bangkok puis coincé au Kenya, le Golden Venture transportait sa triste cargaison humaine dans des conditions déplorables, jusqu’à son naufrage volontaire où dix personnes trouvèrent la mort en plongeant dans les eaux glacées tandis que les autres étaient arrêtés puis, pour une bonne moitié d’entre eux, déportés quelques temps plus tard. À travers ce tragique accident, l’Amérique découvrait l’ampleur du trafic d’êtres humains en provenance de Chine et ses nombreuses ramifications, y compris à New York même où une “innocente” commerçante connue sous le nom de Sister Ping orchestrait en toute discrétion un réseau mondial d’immigration clandestine.
Journaliste star du New Yorker, Patrick Radden Keefe prend le naufrage du Golden Venture comme point d’entrée à une enquête en profondeur sur les réseaux criminels chinois mis en place depuis le début du vingtième siècle, zoomant en particulier sur la figure de Chen Chui Ping, alias Sister Ping, arrivée légalement aux États-Unis au début des années 1980, qui allait mettre en place une formidable organisation d’immigration clandestine à partir de sa modeste boutique dans Chinatown. Pour 18.000 dollars par tête, cette “tête de serpent” (le nom chinois des passeurs), se faisait fort d’acheminer ses compatriotes de la province de Fuzhou et de leur fournir de faux papiers. En près de vingt ans, jusqu’à ce que le naufrage pousse le FBI à enquêter sérieusement sur ses activités, elle fera entrer plus de trois mille personnes sur le territoire étasunien, amassant au passage une fortune estimée à quarante millions de dollars. Loin d’être considérée comme une criminelle, Sister Ping était pourtant vue comme une bienfaitrice de sa communauté, à New York comme en Chine, une Robin des Bois moderne dont l’œuvre faisait vivre des villages entiers. Opiniâtre et précis, Keefe multiplie les entretiens, suit toutes les pistes, pour dresser, au delà du simple fait divers, un portrait détaillé de l’ensemble des forces impliquées dans ce trafic. On y croise des passeurs avides, des gangs ultraviolents, des agents fédéraux dépassés, mais aussi, et surtout, des dizaines de migrants ayant tout quitté, tout perdu, dans l’espoir d’une vie meilleure pour eux et pour leur famille restée en Chine. Une vie que Sister Ping promettait de leur faciliter.
Aujourd’hui un peu daté hélas, car Snakehead est paru aux États-Unis en 2009, Sister Ping est décédée en prison en 2014 et la situation économique chinoise s’étant depuis améliorée, les conditions de migration ne sont plus les mêmes, ce reportage qui se lit comme un thriller n’en offre pas moins une plongée dans les eaux sales du trafic d’êtres humains, sur fond de misère et de profits mondialisés, à la recherche d’un illusoire paradis.