À Os, patelin paumé des tréfonds de la Norvège, les frères Opgard ont réussi leur objectif. Avec la construction du luxueux hôtel-spa de Carl, la ville est à leurs pieds, même s’il leur a fallu pas moins de sept meurtres pour en arriver là. Lorsque le projet de construction d’un tunnel menace de ruiner leur petit paradis, pas question de renoncer, alors même que leur passé semble prêt à les rattraper. Et qu’importe s’il faut quelques nouveaux meurtres pour cela. Après tout, ne sont-ils pas les maîtres du domaine ?
Superstar du thriller nordique, Jo Nesbø n’est jamais si passionnant que lorsqu’il s’éloigne de son cynique détective Harry Hole pour plonger dans le roman noir le plus implacable, qui écrase des personnages ordinaires sous un destin cruel. Avec Leur domaine, précédent ouvrage consacré aux actes criminels de Carl et Roy Opgard, il avait en quelque sorte touché à la quintessence du genre, à mesure que les deux frères, unis par les mauvais traitements d’une famille dysfonctionnelle, tentaient de conjurer le sort en tuant, les uns après les autres, tous ceux qui auraient pu s’approcher d’un peu trop près et révéler leurs crimes passés. Mais la fin du roman, pour terrible qu’elle soit, laissait encore trop de non-dits entre les deux frères, trop d’inconnues que Jo Nesbø entend ici résoudre. En faisant remonter du ravin encaissé et inaccessible les voitures de leurs victimes tout d’abord, plaçant le fils de l’une d’elles, devenu lensmann (un garde champêtre qui se voudrait shériff) en position de les incriminer, en laissant ensuite planer la menace d’une ruine qui viendrait faire écrouler tout le château de cartes. En plantant un coin, enfin, entre les deux frères, complices autant qu’ennemis mortels au détour d’une histoire d’amour aussi lumineuse que tragique.
Le moins que l’on puisse dire est que Jo Nesbø a du métier et maîtrise ses effets. Après avoir passé un volume entier à nous faire aimer Os, ses habitants et leurs tracas, il en expose désormais les failles et les rancœurs alors que toutes les manipulations, toutes les trahisons des uns et des autres s’apprêtent à remonter à la surface. Sans doute un peu plus ouvert que son prédécesseur, en ce sens qu’il veut offrir une lueur d’espoir à Roy Opgard, antihéros de choix, taiseux et coupable d’amour fraternel (pour mieux lui retirer sous les pieds), Les Maîtres du domaine dévale comme une avalanche sur ces montagnes reculées, cette communauté où chacun se connaît trop bien pour vivre réellement ensemble. Royaume de contes peuplé de figures emblématiques réinventées (le roi, le chevalier, la princesse, jusqu’au loup, évidente figure symbolique), l’Os de Jo Nesbø, que l’on quitte cette fois-ci pour de bon, restera l’un de ces “décors” tragiques que le lecteur habitera longtemps