Le Carré des indigents

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Roman - Noir

Le Carré des indigents

Social - Assassinat - Procédure MAJ vendredi 07 janvier 2022

De la noirceur aux ténèbres

Pour nos lecteurs les plus jeunes, rappelons que le carré des indigents est l'endroit dans un cimetière où l'on enterrait les gens pauvres, les gens de rien. Par extension, pour l'auteur, c'est peut-être aussi la façon dont on enterre dans nos mémoires, on oublie dans la société, des êtres vivants mais déclassés. L'enquête policière, l'obsession du policier, c'est aussi de redonner une voix et une dignité à ces êtres, qui peuplent l'humanité et les livres de Hugues Pagan. Un écrivain, c'est avant tout, sans doute, un style, et surtout un style qui peut tenir la distance, quelle que soit l'intrigue.

Hugues Pagan avait prouvé qu'il était un styliste et ce Carré des indigents va encore renforcer cette impression. En effet, en s'appuyant sur la noirceur des décors, sur des situations pluvieuses, sur un blues ou un jazz permanent dont rend compte l'écriture, sur des personnages complexes, qui se dévoilent peu à peu, mais restent cependant dans les brumes de l'interprétation du lecteur, sur des situations glauques que l'auteur, ancien policier lui-même, a rencontré sinon vécu, le roman tient la distance de ces quatre cents pages grand format, sans jamais lâcher notre attention. Et nous sortons, ravis et rompus, de l'exercice. À un moment, au mitan de l'intrigue, le personnage central, l'inspecteur Schneider (qui est déjà connu des amateurs de l'auteur), s'assied à un piano et commence à jouer, transformant l'instant vide d'un repas en un moment de grâce. C'est une bonne parabole à la fois de l'histoire - un policier doit être honnête et doit par sa "science" et son métier redonner un sens et une vie, une musicalité, à un désespoir, à une misère, à un trou dans l'ordre du monde. C'est aussi une parabole sur l'écriture même de Hugues Pagan : rythmée, peuplée de leitmotiv qui reviennent soit sous forme d'un détail (le visage de la morte au cœur de l'enquête revient sans cesse devant les yeux de l'inspecteur, avec la même expression), soit même d'une scène (que l'on pourrait qualifier de fondatrice où Schneider, encore jeune, issu d'une famille de pieds-noirs, était amoureux d'une Algérienne, et que son rêve de convoler s'est heurté aux réalités de la guerre d'Algérie).

Dans ce volet des aventures de Schneider, nous remontons le temps pour nous retrouver en 1973. L'inspecteur arrive dans une petite ville de l'est de la France, où il a vécu étant jeune. Derrière les façades, le patron de la ville est un homme discret et puissant, un homme dont Schneider, dans une vie pré-policière, a été l'ami et le "sauveur". Installé dans les bureaux, le policier doit faire face à de nombreuses chausse-trappe : une journaliste jolie et ambitieuse qui consomme les hommes et les informations pour monter en grade, des policiers efficaces, d'autres voyous et plus attirés par la violence sur des plus faibles qu'eux, parfois corrompus et n'hésitant pas à frapper les clochards, les Arabes ou à subtiliser chez les victimes, sur les ambitions des supérieurs qui jouent la carte des politiques et des promotions. Même si l'enquête principale commence avec la découverte d'une jeune fille de quinze ans, retrouvée morte, puis violée, et abandonnée comme un sac de linge sale sur un bord de route, Schneider doit aussi composer avec les affaires courantes (certaines d'ailleurs recouperont, peu ou prou, l'enquête principale), la délinquance ordinaire, les indics, la patronne d'un bar qui est amoureuse de lui, la tante de la morte qui éprouve aussi quelque chose pour ce bloc rude et compact qu'est le policier. C'est l'occasion aussi de présenter le travail réaliste d'un groupe policier, avec les adjoints de Schneider et leurs propres vies ; avec les supérieurs, angoissés par leur carrière et le fait de choisir les bons notables qu'il faudra défendre ; les rapports avec les journalistes et les membres de la justice (procureurs, avocats).

Même si l'enquête centrale sera résolue, même si Schneider passera, difficilement, sans rien céder de sa volonté, le livre s'achève - et tout le roman, stylistiquement y tendait -, par un amer constat : des méchants sont punis, mais des pourris restent, certains qui croyaient en la justice se voient relégués à des fonctions subalternes quand d'autres décident de rendre la justice eux-mêmes. Chez Hugues Pagan, les hommes ont tendance à passer à côté du bonheur avec une constance rare. Schneider qui vit plus avec les morts et les fantômes qui l'entourent qu'avec ceux ou celles qui pourraient être des promesses de rédemption finit seul (et les amateurs du genre connaissent même sa destinée finale, racontée dans un livre plus ancien). Avec ce Carré des indigents, Hugues Pagan confirme sa place au sommet dans le roman noir puissant et descriptif des âmes humaines, aux côtés de l'Américain James Ellroy ou de l'Anglais Robin Cook.

Récompenses :
Le Noir de l'Histoire 2022

Nominations :
Prix Marianne/Un aller-retour dans le noir 2022

Citation

La Ville dérivait lentement derrière les vitres, avec ses places, ses allées, les rangs de réverbères qui s'ouvraient comme de grandes jambes blanches et glacées, puis la voiture ralentit et s'immobilisa à l'orée d'un vaste glacis peu éclairé au milieu duquel se devinait la silhouette anguleuse et sombre d'un long bâtiment aux allures de brise-lames.

Rédacteur: Laurent Greusard vendredi 07 janvier 2022
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