CHRONIQUES

livres • bandes dessinées • comics
Prix : 8.6
INFORMATIONS LIVRE
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Numéro collection : 4369
ISBN : 978-2-264-05080-9
Nombre de pages : 448
Format : 11x18cm
Année de parution : 2009
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6 / 10

Le Noyé du Grand Canal

Des diamants aux pots d'aisance...

À la vue du titre, on s'attend à ce que ledit noyé vienne tôt s'échouer dans le récit, sinon dès l'incipit, du moins dans les premières pages. Rien de tel ici – le cadavre se fait attendre ! Il n'apparaît qu'au tiers de l'histoire. Nicolas Le Floch est alors engagé dans une enquête touchant de près les intérêts du royaume : il lui faut endiguer la diffusion de libelles infamants, mettre fin à un trafic de livres interdits que l'on procure clandestinement à la reine et, surtout, retrouver le plus rapidement possible le somptueux passe-partout monté en bijou, orné de 531 diamants, qui a été dérobé à la souveraine. Laquelle doit être particulièrement ménagée car, en ce début 1778, elle connaît sa première grossesse. Mais le commissaire a l'habitude d'arpenter les pavés de la cour avec la légèreté de qui se voit contraint de marcher sur un tapis d'œufs sans en briser aucun… et il vient de faire montre de son habileté à ménager les susceptibilités sans taire les vérités blessantes – chargé se surveiller le duc de Chartres lors de la bataille d'Ouessant, il a dû apprendre au roi que son cousin n'était pas un officier de marine de la première compétence sans déroger à la déférence qu'impose le rang du duc.

Au cœur de ces trafics divers, un nom revient – celui du couple Renard. Monsieur est inspecteur de police chargé des affaires de librairie, et madame une des lingères de la reine. Le noyé était lié à l'inspecteur Renard, comme la deuxième victime qui viendra paver le cours de l'affaire avant que le policier soit lui-même assassiné. D'étranges documents écrits ponctuent ces meurtres et, pendant que se nouent et se renouent moult éléments disparates que Nicolas, malgré l'aide de ses habituels acolytes, peine à assembler, une créature bizarre subtilise chaque nuit une partie de l'urine contenue dans les pots d'aisance que remplissent les employés du château logés dans le Grand Commun. L'on s'inquiète beaucoup d'un possible complot visant à déstabiliser la royauté, dans lequel l'ennemi anglais pourrait bien tremper. Mêlez à tout cela les castrats de la Chapelle royale, et vous entreverrez se tendre le fil de leur voix sublime entre le bijou de diamant et l'excrément liquide…

En ce qui regarde les investigations proprement dites elles reposent, comme dans les autres volumes de la série, sur une suite de constatations subtiles où l'intuition, l'esprit logique et le sens de l'observation conduisent, à partir d'indices ténus, à des déductions lumineuses s'accumulant en puzzle jusqu'à ce que l'ingéniosité des enquêteurs parvienne à combler tous les trous de l'énigme – à cet égard, le déroulement de l'enquête est aussi délectable qu'à l'accoutumée. Sauf que, dans ce roman-ci, le jointoiement des pièces éparses paraît un peu forcé, et peu crédible le mobile du coupable…

Il serait pourtant dommage de bouder son plaisir car on retrouve, dans ce huitième volume, tout ce qui fait le charme de la série. Ainsi rencontre-t-on dans le sillage du commissaire de ces êtres hénaurmes qui constituent, au fil des romans, une « galerie des grotesques » des plus séduisantes – parmi eux je ne résiste pas au plaisir de mentionner La Paulet, mère maquerelle ayant viré astrologue et personnage récurrent qui, à chacune de ses apparitions, donne lieu à de savoureux portraits où force métaphores et comparaisons esquissent une laideur telle qu'elle en devient fascinante. Le personnage vieillissant, la ruine physique se précipite et, avec elle, croît la croustillance des descriptions. Déjà « pot à tabac » au visage tant cérusé que le fard forme croûtes dans le premier volume (L'Énigme des Blancs-Manteaux elle est, ici – soit presque vingt ans plus tard – une « face grimaçante » ressemblant à « quelque épouvantable figure de Méduse […] Des mouches, boutons malsains, constellaient ce champ du désastre. Le reste n'était plus que bajoues, fanons pendants et débâcle d'une chair que dissimulaient mal des voiles de mousseline au travers desquels transparaissaient les raides baleines d'un busc monstrueux ». Quiconque suit sur France 2 l'adaptation télévisuelle des enquêtes de Nicolas Le Floch aura constaté que la tenancière du Dauphin couronné est, à l'écran, une ravissante personne sans aucun rapport avec la maquerelle du roman.

D'autres personnages tout aussi exceptionnels – par exemple les castrats – émeuvent plus qu'ils ne prêtent à rire ; ces êtres hors du commun participent d'un pittoresque particulièrement prononcé dans ce récit. Car cette enquête, flirtant à l'occasion avec le fantastique, est probablement celle où l'on croise le plus de bizarreries. À commencer par les consultations du docteur Mesmer – Franz-Anton Mesmer, médecin autrichien (23 mai 1734-5 mars 1815), délicieusement campé au mitan du roman quand Nicolas l'interroge – et l'engouement que suscitent ses démonstrations électriques tant chez le bon peuple que chez les plus éminentes personnalités de la cour. Ou bien, à titre de simple allusion, ce projet d'un ingénieur – dont l'auteur nous certifie qu'il a réellement été formulé – qui entendait remplacer les matériaux habituellement utilisés pour la fabrication des voitures et des vaisseaux par un carton de son invention, réputé imputrescible et d'une solidité à toute épreuve. Mais c'est encore l'inquiétante étrangeté dont s'auréolent la gémellité, et la communauté des castrats, qui donnent à l'intrigue son cachet singulier.
L'on pourra trouver quelque faiblesse à la conclusion de l'énigme, mais cela nuit peu au plaisir que l'on a, intact depuis le premier volume, de s'immerger dans une époque ressuscitée avec talent par un auteur qui rend vivant le passé en usant habilement d'un style auquel il confère une délicate « couleur d'époque » sans tomber dans une écriture d'imitation par trop artificielle. Et qui, en plus d'être parfait connaisseur du XVIIIe siècle au point de nous en révéler les aspects les plus surprenants, est un romancier rompu aux alternances de tons et de rythme qui sait noircir sa touche ou au contraire l'alléger jusqu'au comique avec un bel à-propos.

Article initialement paru le 24 décembre 2011
Publié le 21 mai 2025
Mis à jour le 21 mai 2025
Le négoce fonctionnait bellement : au rez-de-chaussée on interrogeait les astres et dans les étages on gagnait, l'épicerie de Vénus aidant, le septième ciel.
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