Sybil Dryden déteste qu'on lui résiste. Ou que les circonstances aillent à l'encontre de ce qu'elle a décidé. Envers et contre tout elle conserve une attitude d'absolue rigidité, impose ses décisions et ne supporte aucune contradiction. Aussi tient-elle étroitement sous sa coupe la fille adoptive de feu son mari, la jeune Lila, en âge de se marier. Oh, certainement pas avec ce Bill Waring, modeste employé d'une société londonienne spécialisée dans les appareils électriques ! Des fiançailles ont été scellées, mais le jeune homme n'étant pas du goût de lady Dryden, celle-ci a fait son possible l'éloigner et encourager l'union de Lila avec sir Herbert Whitall. Richissime, collectionneur compulsif d'ivoires anciens, beaucoup plus âgé que Lila… et fort enclin à la cruauté psychologique. Lila le déteste. Mais ne sait pas dire non à Sybil, pas même pour un détail vestimentaire. Ce n'est pas le retour inopiné de Bill, dont elle était persuadée qu'il l'avait oubliée, qui va lui donner la force de s'opposer à ce mariage redouté. Elle y échappera pourtant : sir Herbert meurt juste avant les noces. Une dague d'ivoire plantée en plein cœur. Sauvée ? Certes non : quand on découvre le corps, dans la nuit qui a suivi le dîner inaugurant le week-end que Lila et Sybil Dryden devaient passer chez sir Herbert, à Vineyards, c'est Lila que l'on voit auprès du cadavre, la robe tachée de sang et la main toute rougie. Sybil est persuadée que la jeune fille est innocente. Alors elle fait appel à miss Maud Silver dont elle a pu jadis apprécier la sagacité. Et la vieille demoiselle de prendre le train sitôt mandée pour rallier Vineyards.
Tandis que, dans Un troublant retour, les circonstances s'étaient chargées de la mettre sur la voie de l'affaire à résoudre, miss Silver intervient ici sur commande. Elle entre en scène à peu près au tiers du récit, quand Ray Fortescue, dépêchée auprès d'elle par lady Dryden, frappe à sa porte. Son intérieur est alors l'objet d'une description soignée, assortie de quelques précisions concernant ses moyens financiers et, par là, sa parcimonie qui la pousse à recycler ses habits d'une saison l'autre en les affectant, de même que ses chapeaux, du numéro 1 ou 2 selon le cas. Le point de vue de sa visiteuse complète le tableau : elle lui trouve l'air insignifiant d'une frêle gouvernante tout droit sortie de l'époque victorienne… D'emblée, avant même que la conversation s'installe, les petites mains tricotent. Et miss Silver « tousse ». Le tricot, la toux – deux de ses principaux signes distinctifs, qui ne seraient rien sans son formidable pouvoir d'observation : à la seule coloration des joues de son interlocutrice, aux inflexions de sa voix, Maud Silver comprend beaucoup de choses ; la jeune femme a ouvert son cœur sans parler. Dès cette première scène, ce que l'inspecteur-chef Lamb appelle le « savoir-faire » de la vieille dame est pleinement exposé : par sa posture tranquille, sa bienveillance manifeste et sa pratique du tricot « à la manière continentale, les mains placées assez bas et le regard libre », elle suscite les confidences spontanées sans rien perdre des langages non verbaux de ceux qui lui font face. Ne lui reste plus ensuite qu'à en tirer la substantifique moelle.
Par bribes les informations sont amenées à la faveur des échanges successifs que miss Silver aura avec les occupants de Vineyards, les convives venus partager le dîner organisé par sir Herbert, sans oublier Bill Waring arrivé à l'improviste, qui n'avait pas désespéré de reconquérir Lila. Ce foisonnement de personnages – dont on peut dire qu'ils appartiennent presque tous à la classe des antipathiques patentés, la palme de la catégorie revenant à lady Dryden et à sir Herbert – dans un espace restreint offre à l'auteur l'occasion de dresser une savoureuse galerie de portraits souvent caustique mais non dénuée d'humour. Chaque protagoniste apparaît à travers divers points de vue, ce qui l'étoffe, lui confère nuances et profondeur. À cet égard, les conversations avec miss Silver sont riches d'enseignements. Mais il faudra à la détective le secours de quelques fortuités très opportunes pour peaufiner ses déductions.
De même que miss Silver possède un « savoir-faire » imparable, l'auteure maîtrise excellemment les techniques romanesques permettant de construire des personnages complexes perclus de secrets, et d'architecturer un récit prenant, une intrigue tendue jusqu'au bout. Selon un rythme changeant orchestré avec soin, les tête-à-tête intimistes alternent avec des dialogues plus « policiers », les passages narratifs avec des intermèdes tout intériorisés où, jaillissant des tréfonds de l'âme, une infime pièce de puzzle émotionnel surgit dont l'importance s'avérera flagrante… Un agencement des plus réussis, auquel s'ajoutent des chapitres s'achevant à peu près tous sur un effet d'attente plus ou moins cuisant : l'on est « tenu » ; pas un instant on ne songe à lâcher son livre.
Voilà un passionnant whodunit qui repousse jusqu'aux ultimes pages la désignation du coupable – et encore cette révélation reste-t-elle comme suspendue à la fin de l'antépénultième chapitre, tel un « e » muet s'esquivant à la fin d'un mot : un nom se détache mais la scène fatidique où cet assassin serait confondu est rejetée hors du récit – elle ne fait que s'y répercuter par des échos a posteriori et l'espace conclusif se déploie dans une atmosphère plutôt bon enfant où miss Silver et Frank Abbott devisent plaisamment tandis que les cœurs éplorés finissent par aller vers la moitié de leur choix. Des sourires sur le gâteau criminel…