Istanbul pour les Turcs, Constaninople pour les Grecs. La mégapole aux seize millions d'habitants possède encore deux mille âmes grecques orthodoxes ou roums. Ville symbole d'une rivalité entre deux civilisations, jusqu'à avoir les noms de chacun des quartiers ou de chacune des rues dans les deux langues, elle tarde à panser ses plaies issues pour la plupart du milieu du XXe siècle, quand le gouvernement turc a tout d'abord instauré le varliki dans les années 1940, impôt exagérément fort pour mieux spolier une population de ses biens, et qu'il a permis les événements de Septembre 1955 d'autre part, quand il a cautionné la mise à sac des boutiques et demeures roums par les Turcs. Partis en voyage organisé dans la ville axée sur le pont Atatürk, le commissaire Charitos et sa femme vont voir leurs chemins se séparer le temps de découvrir où se terre Maria Chabou, revenue de Grèce sur la terre de ses ancêtre à quatre-vingt-dix ans sonnés et rongée par un cancer. Elle distribue aux survivants d'un drame les bons et mauvais points par l'entremise d'un mets constantinopolite, la tyropita empoisonnée ou non au parathion. L'occasion pour les polices turque et grecque d'agir de concert avec toute la méfiance de rigueur et les rancunes exacerbées que stigmatise encore une île chypriote coupée en deux. Mais sous la plume de Pétros Márkaris, les différences s'aplanissent, les rivalités s'estompent, et il ne reste que deux civilisations similaires meurtries par des siècles d'absurdes combats, et Istanbul-Constantinople ville pluri-raciale et aux minorités insoupçonnées dans un roman humaniste. En ce sens, le couple Murat, revenu d'Allemagne car se sentant incompris là-bas, est un exemple frappant. La femme, la belle Nermin, a décidé un jour de porter le voile sans qu'elle sache s'il s'agit d'une question de croyance ou de résistance, et en découvrant que « les minorités sont toujours suspectes et ont toujours tort, quoi qu'elles fassent ».
L'Empoisonneuse d'Istanbul est aussi un hommage à la tradition et à son héritage. Katérina, la fille du commissaire, s'est mariée au début du roman à la mairie uniquement, s'attirant les foudres de ses parents et de sa belle-famille. Il n'est ici question ni de régression, ni d'un quelconque immobilisme, ni d'un extrémisme religieux, mais juste de traditions auxquelles les Grecs sont intimement attachés. La survivance de rites qui exhument les racines et permettent de mieux appréhender un monde en éternel mouvement. À la fin du roman, Katérina ne s'est pas pliée à la tradition, mais est tout simplement heureuse de partager un moment de joie avec ceux qui lui sont proches, et s'apprête à passer devant le pope une couronne de branches de citronniers sur la tête et en robe blanche. D'aucuns crieront à la naïveté, d'autres plus circonstanciés se rappelleront ou pas l'excellente fresque romanesque Quatre générations sous un même toit, du génialissime Lao She, et comprendront ainsi que l'identité culturelle et non identitaire est bien plus élémentaire que ce que l'on veut nous faire croire, et dépasse les frontières. Et c'est ainsi que Pétros Márkaris, écrivain respectable, a écrit un roman policier extrêmement plaisant, et que l'on n'oublie pas, la dernière page tournée.