Le fantastique a créé des sortes de fantômes ou d'esprits qui hantent les ruines et les espaces désertiques, des esprits qui se baladent sur les landes ou dans les châteaux en ruine. Par la suite, le polar a réinvesti les villes comme lieu de la déperdition, de la déchéance. À mi-chemin, se sont installées les légendes urbaines, mélange entre les territoires poisseux du roman noir et les angoisses nées des monstres qui se cachent dans les replis du tissu urbain. C'est ce qu'évoquent ces anguilles démoniaques du titre français du roman (également adapté en manga) de Yû Takada.
Dans les bas-fonds de Tokyo, tenus par la pègre japonaise, comment se débarrasser des cadavres ? L'idéal ne serait-il pas de découper les victimes en morceaux et de les donner à manger aux anguilles, faisant ainsi disparaître toutes les preuves tout en améliorant la qualité gustative de ces poissons Et peut-être que les équarisseurs utilisent les bas morceaux humains pour une recette de tripes qu'ils vendent très cher à des gourmets. Au début de l'histoire, Kurami ne pense pas trop à cela. Lourdement endetté, il s'est vendu à un petit parrain. Il travaille pour lui comme homme de main à aller faire payer les autres endettés ou à encadrer des jeunes lycéennes ou étudiantes qui se prostituent. Il remonte la pente mais entre le besoin de constituer sa famille, l'autre endetté qui travaille avec lui et désire fuir la main-mise de leur patron, une jeune prostituée qui est très aguicheuse (et comment résister à une jeune femme qui semble s'offrir ainsi à vous ?), l'avenir n'est pas aussi rose qu'il pourrait l'être.
Centré sur le personnage, sur ses déboires, sur des petits événements qui peuvent à chaque instant faire basculer le récit dans le fantastique, comme une petite fille qui se promène de nuit dans les coins mal famés de la ville sans avoir l'air d'être effrayée et qu'il va rencontrer à des moments cruciaux. Le récit de Yû Takada avance lentement, dans une atmosphère de malaise qui se généralise de plus en plus, comme un cauchemar éveillé, comme une situation labyrinthique à la Kafka, entraînant le lecteur dans cette spirale glauque où l'on sent bien que le destin ne peut qu'aboutir à du malheur.